Docteur Guy Baillon
Psychiatre des Hôpitaux
Paris le 11 mars 2011
3 - Enfin quelle est la vraie réalité des troubles psychiques ? Et quelle est la réponse possible de la psychiatrie ?Nous abordons dans ce 3ème volet, Monsieur le Président la question la plus complexe.
Pour conclure ce triptyque il est indispensable cerner au mieux la réalité des troubles psychiques graves, et préciser le niveau où doivent s'enraciner les réponses.
Ne reculons pas, affrontons cette vraie difficulté sans nous perdre dans un discours technique.
La complexité du fait psychique.
La complexité que représentent les troubles psychiques ‘graves' vient du fait qu'ils s'appuient toujours sur une donnée centrale mais non toujours évidente : une idée délirante. Cette idée délirante est d'une grande force, elle donne à l'homme la certitude intime dont il a tant besoin lui permettant de dépasser son vécu premier insupportable d'angoisse et de dépression apporté par la maladie, une idée qui dès que constituée, fait partie intégrante de sa nouvelle construction psychique, donc de son identité. De ce fait un délire ne saurait être ni critiqué, ni écarté, ni bousculé, à moins d'entrainer la destruction de la personnalité du patient. Le traitement va lui donner une place compatible avec sa vie.
Le premier constat c'est que cette représentation des troubles psychiques graves, qui associent de multiples implications, biologie, fonctionnement psychique, vie relationnelle, s'est construite au sein même de la personnalité, entrainant aussi un ‘clivage', une séparation entre deux parts qui s'ignorent mutuellement, part saine et part troublée. Il y a chez cette personne rupture avec soi, ou une partie de soi, rupture qui échappe à la connaissance de la personne.
La personne ayant la méconnaissance de cette partition est donc ‘sans demande' ! De ce fait elle ne peut écouter quiconque viendrait chercher à la persuader de dépasser cette partition. Toute tentative faite pour s'introduire dans la vie psychique d'un autre par effraction, provoque peur, agressivité, dépression devant l'hostilité de l'environnement, et aboutit à un isolement partiel ou total.
Le second constat, celui fait par l'expérience de la pratique thérapeutique, c'est qu'un ‘changement' psychique profond est pourtant possible chez ces personnes mais nécessite un certain nombre d'ingrédients précis. D'abord la mise en place d'une disponibilité qui permettra un travail commun (collectif) réalisé par les membres d'une équipe de soin ayant de solides liens entre eux et avec l'environnement relationnel et d'abord la famille. Ensuite un premier travail psychothérapique préalable doit être proposé, étape où s'établit la confiance ; il n'est possible que si l'on a su écarter toute volonté d'établir tout de suite un diagnostic et un traitement ; il a simplement le souci d'entrer en contact avec la personne en difficulté ; cette confiance va permettre d'amorcer un ‘passage', un pont entre le monde délirant et le monde de l'interlocuteur, là un soignant, ceci en s'appuyant sur la confiance mutuelle.
Quand la confiance est établie le traitement psychique peut commencer progressivement avec l'accord constant du patient, il associe toujours les trois composants du soin : psychothérapie, médicaments, soins institutionnels collectifs. Il engage parallèlement la mise en place des appuis sociaux adaptés en s'appuyant sur le contexte relationnel propre de la personne.
Le cœur du soin se situe autour de la capacité du psychiatre (référent) à pouvoir écouter le délire de son patient, à savoir le lui restituer sans critique, ni modification, et à simplement ajouter une part personnelle à ce récit. Le traitement psychique au long cours peut commencer alors autour de cette amorce en spirale interactive, échange allant de l'un à l'autre, avec pour appui médicaments et institutions.
Simultanément commence le travail d'équipe où la référence au ‘collectif' intervient. Cette référence constitue une véritable image du soi morcelé du patient, celui-ci s'engage dans la continuité la reprise de sa construction psychique.
Mais alors qu'est-ce que le soin face à la ‘rupture de l'autre avec soi' ? Le soin psychique passe par un changement que seule la personne peut opérer sur elle-même.
On peut se le représenter comme l'intervention d'un tiers par rapport à ces deux parts internes, tiers qui va effectuer une « médiation » pour qu'un lien se tisse, se noue entre elles, et que le blocage commence à céder. Certes ensuite tout au long de la vie ce blocage peut réapparaitre, le même travail est à reprendre. A chaque fois que le blocage revient, c'est au soignant de retrouver des façons de parler, d'échanger, d'aimer pour rouvrir le passage, et ceci du début à la fin du processus thérapeutique, en jouant ce rôle de tiers.
Qu'est-ce que le travail d'équipe si ce n'est la juxtaposition de tiers successifs entre patient et soignants, tiers qui vont peaufiner dans le collectif, par leurs liens personnels et par leurs liens de groupe, ce travail de médiation psychique interne à la personne ! On comprend la fascination des censeurs pour la recherche de ‘tiers' (évoquée dans le volet précédent.)
Soyons précis, cette notion de ‘tiers' intervenant en interne est une image pour nous aider à comprendre ce qui se passe dans notre vie psychique. Ensuite vont pouvoir jouer un rôle de ‘tiers extérieurs' les seuls soignants membres de l'équipe ayant des liens étroits avec la psychothérapie de la personne. Mais chacun d'eux doit là faire preuve ‘d'empathie', attitude forte faite de don de soi. Attitude qui ne saurait être réduite à un acte, ni être automatique. Aucun médicament ne peut seul réaliser ce travail psychique, mais peut apaiser le patient.
C'est dire si les visées managériales importées de l'industrie sont une tentative vaine pour la psychiatrie : Comptabilité des actes ! Bonnes pratiques ! Qualité des pratiques se retrouvent là « cul-par-dessus-tête », totalement ‘inadéquates'.
Les acteurs sociaux de l'environnement de cette personne, jouant le rôle de relais pour la vie sociale n'ont pas à jouer un rôle de tiers, ni devenir thérapeute, il leur appartient seulement d'être ouverts, accueillants, et là envers la personne de jouer pleinement leur rôle d'acteur social avec sa fonction propre.
C'est ce que décrit finement dans un texte très récent le Professeur de psychiatrie infanto-juvénile Roger Misès.[1] (page 151) Il est pertinent de rappeler que Misés se trouve être l'auteur de la circulaire fondatrice de la psychiatrie de secteur infanto-juvénile (15 mars 1972), c'est dire la solidité et la pérennité de cette approche !
Tout ceci bien que complexe (le contenu de la psychothérapie) peut être décrit en termes simples, mais exige de ses acteurs confiance entre eux, formation permanente et qualités de liens avec tout l'environnement.
« La clé de tout cela ? » Le sésame ? Nous ne dirons jamais assez que la seule voie d'accès à la compréhension de la folie, la plus grande comme la plus modeste, passe par la connaissance que l'on acquiert en observant l'enfant dès sa naissance et la façon dont après il construit sa vie psychique, pour ‘conquérir le monde'. Associons cette observation aux connaissances diverses scientifiques comme psychiques sur ces premières étapes de la vie en les intégrant ensemble, et nous comprendrons la vie psychique et la folie. L'enfant nous aide à comprendre la folie.
S'appuyant sur ces bases la France rassemble aujourd'hui la somme d'un travail collectif considérable, élaboré pendant 50 ans. Mais précisons que c'est un ensemble fait de deux parties qui ne se sont complétées que récemment, et qui ne peuvent plus être séparées, car chaque jour les patients présentant des troubles psychiques graves ont besoin des deux : d'une part les soins avec la psychiatrie de secteur (dont le principe a été élaboré en mars 1960, mais qui n'a commencé à être appliquée progressivement qu'à partir de 1972, et reconnue par une loi qu'en 1985), et d'autre part la loi du 11-2-2005 sur l'égalité des chances et des droits d'accès à la citoyenneté pour les personnes handicapées, ce dernier texte invitant expressément tous les acteurs du Soin et ceux de l'Action Sociale à construire et harmoniser des liens entre soins et compensations sociales, retrouvant ainsi l'esprit de la politique de secteur dans ses premières formulations de principes avant tout projet d'application (c'est à cette époque que soins et appuis sociaux ont été séparés - loi de 70-).
Rappelons que la France est le seul pays à avoir construit cet édifice, ce que les acteurs de terrain ne savent pas, et que les plus grands pays veulent connaitre (USA et Chine, OMS).
Aujourd'hui avec le projet de loi actuel nous apprenons avec terreur que la France veut abandonner cette politique ! Décapiter la Santé Mentale en réduisant les soins à un aspect de contrainte. Sachons que ce fait va provoquer dans tout le champ de l'Action Sociale complémentaire ‘la peur du fou' puisque chacun croira qu'il faut les enfermer et les soigner sous contrainte. Le champ social recevant les personnes en situation de handicap psychique, au lieu de chercher à être complémentaire de la psychiatrie, aura peur des ‘fous', au moindre trouble psychique (bizarrerie), il les ‘dépistera' et adressera aux centres de « garde à vue ».
Les grands absents de ce projet (qui agissent toujours comme un prisme montrant les idées sous-jacentes des textes concernant la Santé Mentale) sont l'enfant et l'adolescent. La limite étant 16 ans, nous savons tous que c'est la période où les grands troubles psychiques émergent. Les auteurs de cette loi savent-ils ce qui se passe dans l'esprit d'un adolescent lorsque survient ce type de trouble ? Un désarroi sans limite, une quête d'identité intense. Les auteurs de cette loi savent-ils qu'il faut des mois, parfois des années pour accompagner cet adolescent avant qu'un soin ne commence ? La loi étant promulguée, si un adolescent est amené par inadvertance, ou banalement, dans un centre de « garde à vue de 72h », un psychiatre (qui est la personne qui effraie d'emblée tout adolescent), lui demandera s'il accepte d'être soigné. La réaction de l'adolescent sera démesurée, imprévisible, violente toujours (ce qui va accentuer ses troubles), au mieux il dira clairement au psychiatre que ce n'est pas lui qui est malade mais le psychiatre. Ceci obligera le psychiatre (n'ayant que 72 heures devant lui) à demander une hospitalisation sans consentement, qui va accentuer massivement son hostilité. Des violences en cascade sont à prévoir dans ce cadre de temps limité. L'adolescent va « construire une haine » définitive de la psychiatrie et des soignants, une perte de confiance dans son entourage qui dureront des années voire plus. Le risque aussi c'est la blessure psychique supplémentaire que cela va entrainer.
Pourquoi un tel projet 'systématique' et automatique, alors que ce sont simplement les équipes de secteur qu'il faut aujourd'hui consolider pour être ‘efficaces' ?
La condamnation de la politique de secteur par le projet de loi constitue un abandon de ses professionnels de la santé par l'Etat et recul inacceptable des soins.
La question de fond est la capacité de solidarité des français, surtout de fraternité, créant des espaces où chaque acteur, chaque théorie, chaque projet a une place dans l'édifice commun.
Il y a d'autres conséquences : la France, ces dernières années a observé avec beaucoup d'intérêt le succès du front uni des familles et des usagers : l'UNAFAM et la FNAPSY. Ces deux associations nous ont tous permis d'avancer profondément dans la compréhension des souffrances psychiques du patient et de sa famille. Nous constatons aussi depuis un an que l'Etat s'acharne, par l'absence de concertation avec la base des équipes professionnelles du soin et du champ social, à faire voler en éclats le lien qui rassemble depuis 2001 ces deux grandes Associations. Cette union entre UNAFAM et FNAPSY est une autre particularité française et doit être sauvegardée absolument.
Pour terminer et faire face à la complexité des troubles psychiques et celle de leurs traitements, soulignons que la France a aujourd'hui les hommes, les institutions, l'expérience, les textes suffisants, avec la politique de secteur et la loi de 2005 sur le handicap psychique, pour construire une psychiatrie ‘efficace et humaine'.
Nous n'avons pas besoin de nouvelles lois, nous en avons trop. La loi de 1990 sera améliorée quand les équipes de secteur dans toute la France seront confortées et en situation de bien travailler, en continuité avec l'Action sociale.Ce qu'il faut développer c'est la disponibilité des équipes de secteur facilitée par la confiance rétablie par l'Etat et la population, ceci est simple, il suffit que dans chaque équipe de secteur soit mise à la disposition de ses habitants, un accueil compétent 24/24 h. Accueil et écoute de chaque patient, faisant la part des choses, permettant aux uns de reprendre la route sans avoir besoin de soins, aux autres d'élaborer ensemble les soins adaptés à chaque situation en accord avec le patient, mais ceci en prenant toujours le temps suffisant et avec l'appui des proches. Les cas très difficiles, complexes, qui sont exceptionnels, trouveront alors rapidement une réponse dans la cadre de la loi actuelle.
Au total le projet actuel est :
-inconstitutionnel : les soins obligatoires à domicile,
-confus : mélangeant justice, sécurité et santé,
-impraticable : très vite il y aura une inflation d'hospitalisations sous contrainte comme par exemple, le prouve la plainte du Québec, ces jours-ci (voir site suivant) :
http://fr.canoe.ca/infos/quebeccanada/archives/2011/03/20110309-015706.html
-violente
-massacrant en particulier les adolescents
-dévalorisant les dizaines de milliers de soignants des équipes de secteur
-détruisant 50 années d'élaboration du ‘Secteur' que les ‘grands pays' nous envient
-surtout ne tenant pas compte de la nature des troubles psychiques : les ‘protocoles' de ce projet sont ‘mécaniques' et ‘automatiques', méconnaissant les conditions de base de la pratique psychiatrique
-en fait simplement ‘inhumaine'.
Si l'Etat en particulier à la demande express des familles et des usagers est déterminé à améliorer la situation actuelle, il peut maintenant :
-d'une part dans l'immédiat créer un texte de loi limité et concis avant juillet pour ‘enregistrer et appliquer' la décision du Conseil Constitutionnel (en attendant que ce Conseil demande en réalité l'extension de l'intervention du juge aussi au début de toute hospitalisation sous contrainte), ce qui est pertinent au regard de la nécessaire protection des libertés des patients,
-d'autre part mais, simultanément, lancer une très large concertation nationale pour permettre d'expliquer à l'ensemble de la société ce que sont les troubles psychiques, les traitements possibles, et ainsi apaiser l'opinion tout en redonnant confiance aux équipes de secteur qui vont pouvoir enfin restaurer leur travail.
Enfin au décours de cet échange construire « un Plan Cadre » tenant compte de la concertation nationale et établissant une continuité entre soins et action sociale.[2]
La France retrouvera alors, de surcroit, la place de premier rang qu'elle se proposait d'avoir dans le monde pour la psychiatrie il y a déjà 20 ans.
Nous pensons, Monsieur le Président, que c'est votre objectif le plus vif.
[1] « Interview de Roger Misès par Benoit Blanchard », Revue ‘Enfance et psy' n° 48, octobre 2010, Erès p144 à 156
[2] (Je me suis permis de défendre ces idées, communes à bien des amis, dans un livre qui vient de paraitre en février « Quel accueil pour la folie ? », éd Champs social, son but est d'apporter des arguments pour mener cette réflexion, après avoir rassemblé les raisons de la colère des usagers et les raisons d'espérer avec eux. Mais aussi dans plus de 20 articles dans les « Contes de la folie ordinaire » depuis un an.)