L’ECHIQUIER SANGLANT DE LA FOLIE
Le plus petit en toi est plongé dans un sommeil de mort et a besoin de
la chaleur vitale [...] C’est le chemin de la vie [...] C’est la forme la plus
antique de l’activité de création, l’obscure poussée originelle[...]C’est le
maître originel et secret de la nature, qui enseigna aux plantes et aux
animaux les ruses et les savoir–faire stupéfiants et terriblement
ingénieux que notre entendement peine à saisir.
(C.G.JUNG)
Je me trainais encore et encore, tout au long de ces séances d’interminables « traitements » analytiques, dans cette lointaine année 1995. Car, il faut bien qu’on « se soigne », si l’on ne veut pas, bien sûr, chuter dans le spacieux, égarant, mais aussi si puissant fleuve de ces suicidés, qui s’entêtèrent àvouloir disparaître de cette Terre, de notre Terre, sous les yeux ahuris de ceux qui les entouraient. Ni, également (fatalement ?), si l’on n’entend pas se perdre dans cet autre flot déraisonnant, qui signifie les vains, abrupts ( : obscènes ?) cheminements, qui ne mèneraient nulle part (comme l’on a coutume de dire – de le conter ?) dans notre si vaste Univers.
Ces proches, leurs proches, les proches des fous, donc, familles, et amis compatissants, qui, pourtant, et si souvent, déclarent s’être empressés d’étaler devant ces derniers, sur leurs pas, l’immensité de leur affection, en les enlaçant si généreusement dans leur si probe manteau de Martin, ont fini, presque toujours, par les faire enfermer dans la Mort lente qu’on ne cesse de vivre et de mûrir, dans ces hôpitaux psychiatriques cloués à double tour, et fournis de si hautes murailles, qu’elles ne laissent s’échapper ni cris, ni pleurs, ni fuites désespérantes. Cela, bien que familles et amis, n'arrêtent pas (jamais !) de ressasser, après coup, leurs âpres malheurs, tout comme toutes ces nostalgiques souffrances qu’ils connurent dans leur avancer, et qu'ils – à leurs propres dires – eurent à subir, sous le poids accablant de la simple vue de ce Noir Soleil, à la suite duquel ils auraient marché pas après pas, sur les empreintes laissées par ces êtres mentalement malades. Un Noir Soleil qui, aveuglant leurs fous, ne put que les emporter hors, loin de toute emprise ( de leur emprise ?), en proie qu’ils étaient , ces fous, aux tourments provoqués par la démesure de leur dégradant état. Ce serait là, la raison pour laquelle, eux – familles et amis, et... médecins –, ne purent que s’y décider, à cette souvent si violente procédure d’enfermement – en leurs âme et conscience –, afin que leurs fous se fassent finalement ! soigner, et une fois pour toutes, de cette malencontreuse, fatale Déraison. Une Déraison, qui pourrait se transmuer, et se colporter – dans les jeu de Dames de ses néfastes Possibles –, jusqu’à devenir, dans sa Nuit dangereuse, criminellement meurtrière, et que, par une démarche coupable et pécheresse, elle ne se dirige contre soi–même, ou contre autrui. Ce qui irait, en d'autres termes, contre toute Loi : humaine, et divine.
Je me trainais donc, d’un pas anxieux et souvent chancelant, en des longs parcours, par rues et places de Paris, pour me rendre à mes rendez–vous analytiques – par une si grande chance, si rapprochés l’un de l’autre ! Et sans m’arrêter un seul instant en route, et (surtout !) en me gardant bien d’en manquer un seul. Car, à l’époque, mes rares amis, s’enfuyant, avaient rayé mon regard, mes pupilles perdues, et ils avaient disparu de tout horizon. Fondus dans un tacite, absolu Silence, comme neige au soleil. Plus aucune présence, tout autour de moi...
Je m’empressais, donc, vers cet appel parlé d’un autre humain, faisant simplement très attention à bien rythmer ma journée esseulée, par l’approche quotidienne et matinale de ma vieille machine à écrire, pour y taper (y graver ?) chaque matin, un nouveau poëme. Et j’en écrivis des dizaines, de poëmes, à l’époque. Aussi à la gloire de mon psy.
Bon. Passons...
Or, ce fut à ces moments–là que – en réaction à un texte parlant du destin ou de l’anti–destin de la folie –, je voulus écrire des lignes sur cette même « folie », désirant exprimer ce qui étaient – à mes yeux d’alors – ses douloureux mystères. La folie, oui, et non pas la maladie mentale. Non, non : la folie. Car, depuis toujours je me suis insurgée contre la définition de « maladie mentale ». Cela, à cause de tous ces étiquetages qui en découlent, qui en résultent, et qui font que ces deux humains qui s’affrontent à son propos, soient appelés : le psychiatre, d’un côté, si fatalement docte en Savoirs vis–à–vis des multiples fonctionnements de la psyché des vivants, mais également des morts (lorsqu’il le jugera utile et nécessaire), et de l'autre, l’un de leurs psychiatrisés. (De leurs soignés, de leurs patients, de leurs usagers ? Puisque, on ne sait plus où donner de la tête, afin de pouvoir les nommer, sans annoncer la moindre ombre de racisme.)
Néanmoins, fol, est – à mes yeux, et pas qu’aux miens – un beau mot, une belle parole, car, si le bas latin follis indiquait un « ballon », au Moyen Age (si je ne me trompe pas), l’on phantasmait que les fous se mouvaient, courbés sous le poids d’un ballon rempli d’air, parmi monts et vallées et cratères d’une lune erratique.
Mais revenons à nous.
J’écrivis donc un texte auquel je donnai le titre : « Les fous et leur droit de cité ». Toutefois, au moment de sa parution dans le numéro 582 des Temps Modernes, on me conseilla vivement de le changer, mon titre. J’en fus, je l’avoue, assez déconcertée et même, et pour tout dire, quelque peu blessée. Et je me retrouvai subitement à faire face à un mur, que je n’arrivais pas à franchir (que je ne savais, que je ne pouvais pas franchir ?), car ce changement, cette métamorphose pour ainsi dire stylistique de ma parole, ne correspondait ni à mes choix étiques, ni à mon but souterrain.
Ce fut alors que mon analyste courut à ma rescousse, et m’énonça le titre que je n’avais qu’à y apposer, et qui était La souffrance sans partage. Je m’exécutai immédiatement, et – obéissante et transie, et même admirative face à cet Haut Savoir – je le tapai subitement avec ma machine à écrire, et le plaçai en haut de mes pages.
(Ce texte, je voudrais ajouter, me valut ce lointain, saisi, coup de fil de Bernard Cuau, qui me parla de la « beauté » de mon langage. Un coup de fil absolument inattendu, dans mon extrême solitude, et qui m’avait, pour cela, encore plus émue, et vivement étonnée, mais qui paralysa ma parole agitée, et auquel je ne sus pas bien que répondre. )
Or, je viens de le relire, ce texte, et il me paraît pouvoir dire qu’il garde, dans sa globalité, une sorte de... parfum d’actualité. Cela, bien que, depuis, j’aie changé d’avis (de point de vue ? d’opinion ?) tout au moins sur certaines de mes affirmations d'alors.
En premier lieu, je serais très critique, et je prendrais mes distances, quant à ce titre – revu et corrigé – et qui voudrait s’affirmer en des mots qui disent : « La souffrance sans partage ». Une souffrance sans partage, la folie ? Et pourquoi l’emploi de cet article défini, qui en isole encore plus la douleur, la clouant encore plus à son insoutenable pilori ? Et pourquoi, « SANS » partage ? Car, même dans le cas d’une folie absolument muette et désespérée, même lorsqu’elle ne communiquerait avec personne (ce qui est très rare), elle est en état de communiquer avec mère–nature, elle ( certes !) omnipotente, et avec les cieux ou l’enfer des voix qui la pourchassent.
A présent, ce qui m’intéresse souligner tout de suite, c’est que, dès ces moments lointains, et à peu près tout seule tout le long de mes recherches et réflexions à caractère existentielles, je posais déjà sur le tapis de nos jeux de hasard, la nécessité de questionner l’Omnipotence de la parole médicale, et psychiatrique tout spécifiquement. Là où j’écrivais :
« Dans notre vie courante, le malade s’échine à poursuivre son médecin pour lui arracher l’élixir de longue vie. Tout comme le « malade mental » appelle son psychiatre, à savoir des yeux et une voix qui s’occupent de lui, lui répondent [...] Ce qui crée trop souvent un lien quasi fatidique entre le « praticien « et son « client », et où deux entités pour ainsi dire ontologiques semblent se positionner : le « patient » et son « guérisseur », la maladie et la santé ; une santé qui se penche sur la maladie pour la raisonner. Or ces deux entités ne sont pas si clairement scindées [...] Qu’en serait–il [en effet]des [médecins] si toute trace de maladie était chassée de cette terre ? »
Et de poursuivre :
« La médecine n’aurait plus de raison d’être dans un monde sain. Mais où le trouver ce monde exempt de toute maladie ? Les soignants peuvent dormir du sommeil du juste : comme un vautour la maladie survole la planète. Néanmoins, un questionnement ouvre ici sa brèche : les médecins seraient–ils le seuls êtres « sains » de cette planète ? »
Mais encore :
« Si on prête, ne fût–ce qu’un instant, l’oreille aux mots et gestes que les humains échangent entre eux, pour peu qu’on s’arrête à les observer, leurs folies éclatent au grand jour. [...] Dire que le monde est « fou » est devenu une boutade [...] Toutefois, à y regarder de près, on en est aveuglé : la folie guette de partout, se cache dans les plis et replis du moindre geste, du moindre mot. Dans l’ombre, bien à l’abri, les déraisons s’agitent.[....] On pourrait songer que le vrai fou est celui qui n’aboutit pas à réaliser son rêve dans la société et contre lequel ce rêve se dresse, vengeur, alors que le non–fou serait celui qui réussit son exploit, faisant colporter ses rêves ( ou ses cauchemars) par l’assemblage social. Mais cela ne suffirait pas non plus à éclaircir les données du problème, car, parfois, les deux qualités s’imbriquent entre elles. [...] Ainsi, dans cette algèbre secrète [parlée par les fous ], qui refuse l’ordre, et les valeurs établies, les paroles des fous glissent, se traversent, se rassemblent, se comparent [...] Sur l’échiquier social, la démarche sanglante et diagonale des « fous » s’inscrit.[...] Or, si l’on concevait la folie non pas comme une région désertique et étrangère dans laquelle atterriraient seulement les « fous », mais comme une tyrannie quotidienne qui s’acharne sur la planète, faisant miroiter ses jeux souvent macabres ou mortifères, alors, peut–être, la redéfinitions de territoires en mouvement, se pourchassant, se croisant, s’ouvrant les uns sur les autres, se délimitant, acquerrait une signification nouvelle aux yeux de tout le monde. [...] Pour que les fous puissent sortir de leurs ghettos, pour que les fous, sans renier leur passé, aient de nouveau droit de parole, il faut qu’ils réacquièrent leur droit de cité, car, à ce moment–là uniquement, ils pourront s’exprimer d’eux–mêmes, sans passerelle aucune jetée par les soignants. [...] Le fou doit revenir à la cité, pour y exercer ses nouveaux droits, pour pouvoir s’y exprimer à nouveau, au moyen d’une conscience « double », pour savoir reconnaître la grandiloquence d’assemblages sociaux réellement aliénés et mortifères. Seulement alors il y aura – de nouveau – échange, et il se pourra que le fou sache mieux le reconnaître, et mieux rire des folies de chacun. »
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