ION – J’aime en effet vous entendre, vous les hommes de savoir
(sophoi).
SOCRATE –Comme j’aimerais, Ion, que tu dises vrai ! Mais c’est
vous qui êtes les hommes de savoir, vous les rhapsodes et les
acteurs, ainsi que ceux dont vous chantez les poèmes. Moi, je ne
fais rien d’autre que dire ce qui s’ouvre de la vérité, comme le
fait un homme ordinaire (idiotès).
PLATON
« Je sais bien que les Katcina ne sont pas des esprits, ce sont
mes pères et mes oncles, mais quand même les Katcina sont là
quand mes pères et oncles dansent masqués. »
(Une belle parole de TALAYESVA, Indien Hopi, rencontrée dans
un écrit de P. CHEMLA, citant un texte d’O. MANNONI.)
Peut–on affirmer, avec Jean Lauxerois, que la source première de ceux qui s’établiront (s’imposeront-ils ?) en tant que fondements mêmes et courants fertiles de la philosophie de Platon (et, à sa suite, de la plus grande partie de notre philosophie occidentale) est à ramener à ce « différend de la poésie et de la philosophie » dont il est justement question dans le « Ion – De l’Iliade », qui fut presque assurément le premier dialogue de Platon, son dialogue de jeunesse ? Ion, le rhapsode si épris de la poésie d’Homère qu’il récite et qu’il chante si admirablement sur scène, mais qui, s’ennuyant profondément de tout autre poème, ne peut qu’avouer ne pas les saisir, ces poèmes, ne pas les comprendre, tout en affirmant sans relâche saisir et comprendre parfaitement la poésie exprimée par Homère. Ce « différend » (entre Platon et Homère ? ne manque pas de s’interroger Jean Lauxerois) se manifestant encore plus spécifiquement, là où la parole naïve de Ion surgit en réponse aux questionnements à l’apparence si « simples », auxquels Socrate de son côté le soumet. Socrate, rencontré au hasard des rues et des places d’Athènes. Là où cette même, ingénue parole, se trouve à l’improviste à faire face, quelque peu égarée, à la redoutable maïeutique de celui qui pourtant aime se déclarer un « homme ordinaire » (idiotès).
Peut-on donc affirmer, et avec certitude, que le jaillissement même, la naissance de la philosophie grecque et occidentale, opérée par Platon, est à rechercher dans l’opposition qu’il mena contre le véritable culte que les Grecs vouèrent à la poésie (jusqu’à élever un temple au divin Homère), tout comme au théâtre tragique – abritant en son sein le centre même de la vie de la polis –, toutes deux sachant, de par leur inentamable puissance, rassembler la totalité des Athéniens et des Athéniennes, mais aussi les esclaves (pour mieux les éblouir ? pour mieux les éduquer ?) dans une « communauté politique », qu’on pourrait dire « à l’œuvre » ? En d’autres termes, dans une communauté d’humains si terriblement épris de ces (de leurs ?) jeux dramatiques se déroulant sur la scène, et qu’ils suivaient de leurs yeux émus (auxquels ils participaient avec la totalité de leurs sens corporels ?), puisque ces mêmes jeux renouvelaient à jamais, et fécondaient leur « épreuve de la limite », à savoir, leur être « mortel » au monde ? L’homme de ces moments de leur histoire, étant nommé par les Grecs, selon les propres dires de Jean Lauxerois, comme étant un «brotos » (un « mortel »), et non un « anthropos ». Et cela, cette « épreuve », étant vécue au cœur même d’une communauté rassemblée dans et par le théâtre (koinônia), car « sous le signe d’Homère [ ...] et jusqu’à Euripide, poésie et tragédie [ furent ] les fondement vivants de la polis ». Cette même «épreuve de la limite », si profondément grecque, établissant, à leurs yeux, le rapport entre les « mortels »(nous, les humains), et les dieux.
Et que représentaient–elles, la poésie et la tragédie dans cette même société grecque, avant l’énonciation de la parole de Platon ? A quelle appréhension du monde faisaient-elles référence ? Quelles divinités appelaient-elles à leur soutien, et révéraient-elles, dans le déroulement de leurs si étranges et corporels, jeux tragiques et sacrés ?
Jean Lauxerois nous les contera, ces secrètes divinités chtoniennes qui précédèrent les lumineux habitants de l’Olympe. Des divinités matricielles et féminines, si rattachées à la Terre, et à ses secrètes profondeurs : à son redoutable tréfonds. Et il nous parlera également de Dionysos, leDionysos mainomenos, le « dieu fou », « le dieu seul et unique » qui « hanta » Platon. Dionysos, homme et femme à la fois, sachant, de par son art obscur et fatidique, déchaîner les passions les plus puissantes et les plus dramatiques. Un Dieu que les philosophes, Platon le premier, redoutèrent fort, et qu’ils auraient voulu enfouir, et à jamais, dans, et sous le plus sombre, et le plus absolu des oublis.
Or, aux yeux de Socrate (de Socrate/Platon, comme le dirait Jean Lauxerois), la passion « déchainée » ne reflète ni ne saurait refléter ni le Bien ni le Juste, et, dans le déchainement contagieux, insane de samania (de sa « folie »), dans son aveuglement, dans l’aveuglement absolu de son esprit, elle ne saurait assurément pas, ni ne pourrait non plus, gouverner la cité. D’ailleurs, elle ne saurait pas même nourrir un Esprit sain. C’est pourquoi, les yeux sages (les également ... sens sages ?) du philosophe, s’éloigneront d’elle, de cette folie, de cette mania, et de la panique qu’elle provoqua et provoque, et n’a de cesse de provoquer chez les humains,qui ne voudront pas se pencher (se perdre ?) dans les ténébreux méandres et labyrinthes d’un semblable terroir.
Néanmoins, en amont de cette civilisation grecque si marquée par la parole de Platon, au cœur même de la période qui la précéda, poésie et philosophie ne furent-elles peut-être étroitement entrelacées, et fondées, dans l’œuvre de Pindare, ou dans les fragments d’Héraclite ? Et d’ailleurs, en ce qui concerne plus précisément la poésie, aucune distinction de « genres » poétiques n’aurait su ni pu s’y ériger, en s’y dressant, à cette même époque – si imbibée de l’art et de l’essence même de Dionysos. Tout cela, à l’opposé de la Norme platonicienne qui demandait à évincer, à inciser, pour ainsi dire, la chair vive de la poésie, où chaque « genre » poétique, à ses dires tout au moins, correspondait audieu qui le dictait. Car, selon Platon, chaque dieu, empoignant de par sa propre, vive, aveuglante présence, son poète, lui dictait le poème, dont le « genre » lui appartiendrait à tout jamais. Appartiendrait à jamais à cette spécifique divinité, et également à sa suite, à sa propre Muse, l’accompagnant. Et cela dans un sens, pour ainsi dire, absolu.
Ce faisant – aux yeux de Socrate/Platon – poésie et théâtre tragique ne firent que soumettre la totalité de leur public enflammé (« le spectateur », comme le dira rapidement Socrate), à une sorte de mania commune et dangereuse, enlaçant et emportant la totalité des humains, présents au déroulement du jeu dramatique. Une mania dotée d’une force inlassablement « magnétique », comme la pierre portant le même nom, et qui fut appelée par Euripide « pierre d’Héraclée ». Une mania à la force contagieuse, donc, mais qui – assez étrangement – n’enlacerait pas, dans son emprise, les musiciens ni non plus les choreutes, perçus par la parole de Platon/Socrate comme étant posés, pour ainsi dire, en « latéralité » ou en « obliquité » des anneaux de cette même chaîne magnétique, qui irait du dieu au poète, et du poète au rhapsode. Une poésie (toujours aux yeux de Platon) aveugle et sourde à ce qui la constituerait, et ignorant même, totalement sa « science », sa « techné ». À savoir, ignorant le savoir spécifique à son propre domaine, ce savoir demeurant à jamais le lot premier et suprême de la seule divinité, embrasant le poète en son œuvrer.
Alors que, au cours de cette, pour ainsi dire, plus ancienne époque, on pensait que la poésie jaillissait en tant qu’« ouverture [...] concrète et symbolique d’un monde, dans lequel elle situ[ait] la possibilité du penser, de l’œuvrer et de l’agir ». Car, à ces moments-là, elle n’était pas encore soumise à la volonté de dieux multiples et – en même temps – distincts. Elle n’était pas encore – à ces moments-là, et, pour ainsi dire, « gardée sous tutelle » par les sophoi : les hommes de savoir. Mystère et sacré demeurant à jamais présents, SEULE – sur son socle – et recelant en son cœur, des abymes de souffrances et de passions, la poésie se dressait. Une poésiequi – chantée et récitée sur la scène par les rhapsodes – se reliait étroitement au si puissant théâtre tragique, qui jaillit au V ème siècle à Athènes, et qui sut, et avec autant de force, faire frémir et étonner et espérer et pleurer, son si attentif et si troublé public, composé, en ces temps passés, de ceux qui furent appelés des « enfants », si profondément désireux d’écouter les « beaux discours».
Toutefois, les « bons poètes », tout comme les bons rhapsodes, (toujours aux yeux de Platon), lorsqu’ils œuvrent, ne sont pluseux-mêmes. « [Ils sont] ‘enthéos ‘, ou encore ‘en–thousiastes ‘, c’est-à-dire, habités par le dieu ». Et ce dieu qui habite et possède son poète, en ses profondeurs mêmes, lui dictant son poème, lui « ôte » de fait « l’esprit », à tel point quece poèten’a pas « tout [son] sens (« ekphrôn») », et d’une manière telle que, dans un mouvement tout de « possession et dépossession divines », « en dehors de soi », il (le poète), en ses moments de création, « ne se sa[it] pas », et – ne se sachant pas – il ignore de même ce qu’en lui-même advient, tout comme ce qui fait advenir son propre œuvrer. C’est pourquoi, selon Platon (oublieux peut-être du récent passé de l’histoire athénienne, et de sa poésie tragique exprimant et dictant du podiumsa conception de la justice (diké) ? oublieux également de Solon, poète et grand législateur d’Athènes à la fin du VI siècle ?), c’est pourquoi donc, le poète est désormais jugé, par la nouvelle pensée platonicienne, ne pas pouvoir, ne pas savoir non plus, politiquement agir pour la cité et pour ses citoyens. Car il (le poète) ne pourra, ni ne saura gouverner comme il se doit, à savoir en véritable sage,seule la sagesse sachant dicter le gouvernement de la cité. Cette même sagesse allant de pair, et étant le lot des seuls « sophoi » : les rationnels hommes de savoir, distants, si distants de l’enthousiasme dionysiaque.
Or Dionysos, le « dieu fou » d’Homère et des tragiques grecs, ne fut pas craint et censuré par la seule parole de Platon. A la suite de la parole platonicienne, et à la suite de l’interprétation qu’elle en avait donnée, et qui reliait dans une sorte d’alliage indu « le Dionysos de la tragédie avec le Dionysos initiatique des rituels et des corybantes », la quasi totalité des philosophes occidentaux à venir, redoutèrent fort, à leur tour, ce dieu escorté par ses inquiétantes (avilissantes ?) Bacchantes et, empruntant les sages traces de Platon, ils chassèrent tout cela, hors, loin de terroirs et domaines, qu’ils estimèrent être les leur, et leur appartenir. Et cela, bien sûr, tout en poursuivant, à la suite de la philosophie naissante, la chasse à ce corps de l’humain qui, aux dires de Platon, ne saurait être que le « tombeau de l’âme ».
Faut-il peut-être ajouter que ce terme de mania, au moment de la Renaissance, Marcile Ficin le traduira par le latin « furor », et qu’il nous est redonné par Jean Lauxerois au moyen du français « fureur ». Car, nous précise-t-il :
« [La mania] est véritablement la folie, celle du Dionysos mainomenos, « le dieu fou » fugitivement évoqué dans l’Iliade, celle d’Ajax de Sophocle, celle encore d’Oreste et d’Héraclès chez Euripide, dont les coups de folie n’ont rien d’un simple délire [...]. Sur fond de destruction [...], la folie en acte est pour [les Grecs] une dimension d’existence. Elle ne relève pas du seul psychisme ou du seul langage. Elle est une aventure humaine qui participe pleinement de la finitude des mortels et de leur possible démesure (« hubris »), elle est un destin dont l’homme doit savoir s’acquitter, et elle est, poétiquement, le lieu d’une vérité onirique que le dionysiaque tragique a profondément incarnée. »
Mais, aujourd’hui, certains de ces sophoi, certains de ces nouveaux, actuels hommes de savoir, s’estimant adroits connaisseurs de la psyché humaine, voulurent faire de son approche leur propre métier. (Et nous disons cela, sans nous laisser happer par une quelconque querelle de clans – analytiques ou comportementalistes, qu’ils soient). Mais, ne sachant pas (ne pouvant pas ?) résister au Charme ensorcelant de la Voix de la poésie, s’entremêlant à la parole fascinante de la mania, ils ne manquèrent pas d’abriter et d’assouvir, dans le creux de leur âme intelligible, un infini, énamouré désir de déposer leur propre voix, tout en la transmuant, en plein cœur de la parole de la poésie. Une parole, une voix, stupéfiantes (les leurs), à leurs propres yeux et oreilles, tout comme aux yeux et aux oreilles de leurs suites applaudissant, car toute revêtue (cette parole) et habillée d’une si savante, d’une si habile maîtrise de soi, et d’êtres, et de choses ! À mille lieues, par conséquent, lointaine, et si cruellement distincte, de cet enthousiasme insane (malsain ?), dont ils ne voulurent point pour eux-mêmes, et dont, peut-être, n’auraient-ils pas su (n’auraient-ils, sans doute, pas pu?) s’acquitter.
Certains de cessophoi, donc, ou tout au moins ceux qui – parmi eux – se jugèrent les véritables (indémodables ?) hommes du Savoir de ces temps d’aujourd’hui, et qui – bien qu’en luttant âprement, souterrainement, pour occuper (et à tout prix !) la plus brillante des places, sur les tréteaux de ce Tout-Puissant Savoir –, se reliant aux chevets agonisants de la poésie ou de la mania, crurent pouvoir répondre aux chants de leurs Sirènes, qui – de leurs voix mélodieuses – les incitaient, en leur vif narcissisme,à s’adonner, eux aussi, à ces multiples formes d’expressions artistiques. Des expressions, des formes, des « langages » artistiques, à l’apparence tout au moins, si éloignés, si écartés, de ces domaines qui les virent opérer et évoluer. Ces mêmes sofoi,recelant dans leur âme, bien que souvent masquée ( (ré)interprétée ?) une formidable dette. Une dette dont, sous le dictat de règles et mœurs à nous contemporaines, ils ne manqueront pas d’avouer, publiquement, être redevables à ceux, « mortels », paraissant muets – même dans leurs cris les plus désespérés –, et dont ils disent avoir « assumé la charge », tout en s’empressant, hâtivement, d’en capter l’éblouissant héritage. À savoir, ce trésor d’une parole quasi morcelée (quasi inaudible ?) par un trop de souffrances, prononcée par des lèvres que, à l’heure présente, on n’ose même plus nommer « folles « Le lèvres de ceux qui, désormais, soutiennent – si laborieusement, mais également si péniblement – la marque rouge de ce sceau si lourd à colporter ! et qui ne se cache pas de les taxer (et à tout jamais !) de ses multiples, proliférant, protéiformes (comme le dirait Socrate) termes et étiquetages de nature clinique. Termes et étiquetages qui, aux dires de ces sophoi, parleraient mieux, et avec une plus grande exactitude, la multiplicité variée, et les entrelacements inouïs, de ceux qu’ils jugent appartenir à cette particulière maladie, dite de nos jours, « mentale», et qu’ils se doivent de soigner.
Certes. Et c’est ainsi que, ces perpétuels et (comme l’on aime dire) « vulnérables » malades mentaux, se meuvent, en ces temps d’aujourd’hui, hagards, sur cette planète–Terre qui (au-delà (en deçà ?) des intarissables rires et minauderies télévisuels), persiste à être rongée, et inlassablement parcourue, par des toujours de par elles-mêmes se renouvelantes maladies, et par la Mort, elle, à tout jamais éternelle. Des « mortels fous », donc, et qui, imbriqués dans le filet d’une parole jugée à l’heure actuelle intolérable à l’ouïe (à l’entendement ?) de la plupart de leurs semblables (du moins ici, chez nous), puisque, aux dires de ces derniers, non répondant au véritable « Réel » de l’existence. À savoir, non répondant à leur conception d’un réel, par eux conçu, dans les seuls temps et espaces d’aujourd’hui.
Des « mortelsfous » qui – tacitement, ou férocement assujettis – demeurent en bas, au plus bas d’une Pyramide (elle aussi à jamais renouvelée, et se renouvelant), érigée par des humains s’estimant « raisonnables » (quoique sans aucun doute atteints d’un perpétuel, fol esprit d’esclavagisme), et qui ne cessent pas, qui jamais ne se lassent de le concocter, ce désir qu’ils recèlent en leur tréfonds, de dresser de semblables, aveugles Constructions, sur la fragilité même, extrême de notre sol commun. Une Pyramide sanglante, par eux soigneusement et même fiévreusement bâtie, et dont les monstrueuses Bêtes y demeurant, sont nourries, et se nourrissent, encore et encore, de ce qu’on ne peut qu’appeler nos relatives, et donc historiquement fuyantes, et permutantes, et elles oui ! a fortiori réellement dangereuses « croyances » idéologiques.
(à suivre...)
(Je chemine, chemine... Et, cheminant,je foule l’herbe drue d’un pas si douloureux ! Or, ce faisant, je trace (me dis-je, dans l’étonnement silencieux de mon cœur) un chemin. Mon propre, solitaire chemin. En quête de mon être profond.)
(D’après d’âpres souvenirs)
[1] PLATON, Ion et autres textes, Poésie et Philosophie, Traductions, préface et postface de Jean Lauxerois, éd. Pocket.