L'époque est clairement à la résistance, une résistance attentive, déterminée, qui cherche à construire, en sachant d'emblée que notre société change, le monde alentour aussi, et qu'il ne s'agit pas de reconstruire à l'identique ce qui a été dévasté, mais de profiter des leçons du passé aussi pour construire vraiment du neuf, dans la perspective d'une société nouvelle qu'en même temps nous voulons meilleure.
La psychiatrie française en effet a construit ses lettres de noblesse sur la "psychiatrie dite de secteur", c'est-à-dire "dans la Cité" et la psychothérapie institutionnelle en se fondant sur la résistance à l'oppresseur, et sur la découverte que l'on pouvait alors prétendre reconstruire en s'appuyant sur l'expérience vécue de la Résistance, habitée d'une foi en l'homme et des liens de fraternité auxquels avait ouvert cette résistance.
La première lumière qui nous éclaire aujourd'hui c'est la possibilité que nous avons de nous appuyer, comme en 1940-1950 sur la citoyenneté, selon les principes ouverts avec la psychiatrie de secteur, et sur l'abord de la complexité des liens entre les hommes consolidant la connaissance de l'homme selon la psychothérapie institutionnelle.
A partir de là, il nous appartient à tous de prendre acte de cette fulgurance qu'est depuis 1992, et surtout 2001 (date du premier Livre Blanc de la Santé Mentale) la montée sur la scène politique des malades eux-mêmes, choisissant de se nommer "usagers" pour revendiquer la connaissance qu'ils sont seuls à avoir à la fois de la souffrance psychique profonde, mais aussi du purgatoire que sont beaucoup de trajectoires de soins, quels que soient les efforts que nous ayons réalisés dans le soin avec eux.
Là, il ne faudrait pas se tromper, cette montée en scène des "usagers" n'est pas le signe d'une agression ni d'une méfiance à l'égard de la psychiatrie, c'est d'abord le témoignage du vécu de la souffrance psychique, c'est le témoignage du vécu de la folie, c'est l'expérience rapportée que, quoique nous fassions, nous les professionnels de la psychiatrie, la traversée d'un parcours thérapeutique est toujours accompagnée d'une douleur, car elle s'associe à une blessure de l'âme, ce qui donne à la psychiatrie une place à part dans le champ de la médecine.
Cette découverte certes est la répétition de la découverte initiale de Pussin, Marguerite puis Pinel vers 1800 affirmant scandaleusement pour l'époque que «chez toute personne dite folle, persiste une part de raison gardée. Ainsi la folie totale n'existe pas. Il n'y a pas deux races d'humains». Elle s'accompagne aujourd'hui d'une autre découverte, du fait de la mobilisation des usagers et des familles qui a abouti en 2005 à la promulgation de la loi dite de l'Egalité des droits et des chances et de l'accès à la citoyenneté, la découverte que les personnes qui souffrent de difficultés psychiques ont besoin, en plus de leurs soins, d'un accompagnement social, fait de fraternité, éclairé non plus par des théories thérapeutiques, mais là par la citoyenneté.
La dernière découverte est que ces deux réponses à la souffrance que sont la psychiatrie et l'action sociale, l'une et l'autre au service des patients-usagers, doivent se réaliser dans la continuité l'une de l'autre, alors que pendant 30 ans elles sont restées cloisonnées. Les professionnels des deux champs comprenant qu'ils accompagnent les mêmes personnes ayant à la fois ces deux types de besoins, de ce fait ils peuvent tisser ensemble des liens et travailler dans l'estime mutuelle.
Au total la vraie découverte, déjà énoncée prophétiquement au lendemain de la guerre par des anciens comme Bonnafé, Gentis et tant d'autres, c'est d'accepter chacun que le projet d'une psychiatrie et d'une action sociale associées dans un grand ensemble, ne peut s'élaborer qu'en rassemblant tous les acteurs, et d'abord les usagers, et aussi les familles, comme premier chainon social, puis les soignants et les acteurs sociaux, ainsi que les élus représentant l'ensemble de la société, seul moyen permettant de faire face à la stigmatisation que la société fabrique contre tout ce qui est "psy".
Il nous appartient donc de rassembler patients-usagers, familles, professionnels de la psychiatrie, professionnels de l'action sociale, sans se focaliser sur des luttes individuelles. La dernière information reçue justifie encore plus cette mobilisation collective: la presse du 9 novembre (Le Monde) nous annonce que la loi de l'Egalité des Chances ne peut continuer à s'appliquer dans le champ social dans plusieurs départements car son application avec les Maisons de l'Egalité et des Chances se heurte au même refus de l'Etat que la psychiatrie: la limitation brutale des financements prévus.
Nous voudrions ici commencer à débattre, à éveiller les esprits, en partant de ces découvertes, en travaillant sur la façon dont peuvent s'associer les différentes luttes en cours, celles des usagers, celle des familles, celle des professionnels du service public de psychiatrie si violemment écrasée depuis 1990 mais résistant toujours, celle de l'action sociale certes dispersée mais dont le nombre de militants est considérable, plus important qu'en psychiatrie. Les alliances sont donc indispensables, l'apprentissage de la connaissance mutuelle permettra la confiance et l'estime qui sont le creuset de toute résistance. Nous avons à apprendre la "modestie" de vouloir porter notre première attention sur les "témoignages" des usagers, et aussi des familles.
Commençons le débat... et rapidement élargissons-le. La folie est le propre de l'homme. Elle a, comme la raison, place dans la société.
Docteur Guy Baillon
Psychiatre des Hôpitaux