J’AI LONGUEMENT MARCHE’ SUR TES PAS, PÈRE…
Southern trees bear strange fruit
Blood on the leaves and blood on the root
Black bodies swinging in the southern breeze
Strange fruit hanging from poplar trees
(« Strange fruit » – qui fut chanté par Billie Holiday)
J’ai longuement marché sur tes pas, père… Et je t’ai depuis observé/contemplé longuement… De tous mes yeux – pour ainsi dire… Mort ou vivant, que tu sois… Que tu es, peut–être, père ? Ou nous, nous les épouvanterons tous et à nouveau, ces autres, en nous exprimant par cet inépuisable, océanique temps de cette grammaire à nous ?
Tu sais, lorsque la première fois je parlai, de toi à Michel Guibal, je ne manquai pas de lui dire que tu étais devenu « fou »… Entre guillemets… oui… entre guillemets… (Tra virgolette... dirions–nous. Tra virgolette… Car ce dire, est plus beau, exprimé ainsi. En italien, j’entends. Il est plus joyeux, car, plus joueur…) Et Michel Guibal, de sa voix fonde, m’avait dit : « … fou de souffrance ? »
Je crois que – à ces mots – je m’étais tue. Des mots qui m’accompagneront si longtemps, et qui ouvriront grandes, tellement grandes les portes : devant mes yeux médusés ! Et cela, bien que ce que je lui dis alors, manquait de profondeur spatio–temporelle. De perspective... Oui. Car, alors, j’avais affirmé, j’avais cru pouvoir affirmer, que mon père était devenu « fou » à la mort de maman. (Et c’est si beau le son si léger de ce mot, de cette parole, dans cette langue française !)
Or, mon père, était devenu fou, AVANT ! Beaucoup de temps avant… Combien de temps ? Cela je ne saurais plus le dire. S’agissait–il d’années ? Très probablement. Mais je ne saurais pas l’affirmer…
Car, mon père, lui, avocat pénaliste, à la parole si passionnelle, si nourrie d’utopies et d’enthousiasmes, avait cru l’avoir à jamais perdue, la voix. Sa voix. La possibilité même d’émettre les sons musicaux, de notre parler...
Dites, ce fut du jour au lendemain ? Cela arriva–t–il du jour au lendemain ?
J’étais trop jeune (trop enfant, serais–je pour dire) pour le savoir.
Je me souviens de son visage déchiré par les affres. (Marqué ?) De ses halètements, tout le long de ses longues, infatiguables inhalations, auxquelles il se soumettait – alors – pour pouvoir guérir.
Et je me souviens également, le SILENCE. Ce silence mortifère, qu’on était censés, nous autres, devoir observer : dans l’appartement. Je me souviens des cris, oui, de tes cris, père, lorsque tu nous entendais parler à haute voix, ou rire, ou chanter… Tout Silence, ça aurait dû être… Rien d’autre… que du Silence… Et pourtant…
Et pourtant, père, lorsque tu te lançais en l’une de tes colères folles, auxquelles nous n’étions pas accoutumés, tu la retrouvais entière, la force, le/les son/sons de ta voix. C’est ce qui – bientôt – fera éloigner ta femme de toi. Car, elle dut croire en une sorte de lâcheté s’étant à l’improviste et si sournoisement glissée en toi, chez toi ! Et ce fut alors, qu’elle apprit à te regarder par ce regard qu’on ne lui connaissait pas, et à te parler par ce ton de la voix qu’également nous n’avions jamais entendu. Nous... Oui… Mon frère et moi …
Or, la voix, ta voix, ce n’était pas, pour toi, père, ton moyen narcissique pour t’imposer adroitement dans Tribunaux, et Cours d’Assises. Ta voix c’était, ou c’était devenue – avec l’écoulement du temps – ton profond, anarchique moyen de révolte, de communication, et de libération d’autrui. Mais était également ton unique moyen de faire survivre ta famille.
Car, nous n’étions pas bien aisés. Tu exerçais, et aimais exercer, parmi ces paysans miséreux des Abruzzes, qui ne possédaient rien du tout, à l’époque. Même pas les terres qu’ils labouraient.
C’était donc l’avenir de ta famille, de nous tous, qui se jouait là : dans ta mystérieuse gorge, où un médecin de la Capitale, crut découvrir, et devoir opérer des polypes.
Ce fut ainsi, que tu te soumis – seul – à ce long voyage en train. Un train à vapeur, dans cet hiver enneigé. Tout le long des montées et des descentes de ces rudes, terribles montagnes, de cette région.
Avais–je donc oublié tout cela ? Oh, non ! Je ne l’avais pas du tout oublié. Je l’avais tout simplement mis de côté. En attendant tout simplement le moment juste pour pouvoir l’exprimer : par écrit, ou verbalement.
Ce fut là, ce fut alors, oui, certes, que nous fîmes, que je fis face à ta première, inouïe souffrance, père… Et je ne la compris pas. Je ne compris rien… Etais–je trop jeune ? Ou bien, voulais–je, entendais–je vivre pleinement, et malgré tout, ma vie, et parler et crier et chanter, fort ?
Ce fut la première fois, que je connus la discorde entre toi et maman. Maman qui bientôt ne te comprendra plus. Car, lorsque tu te mettais en colère contre nous tous qui faisions du bruit, tu la retrouvais entière ta voix, pour crier contre nous, disait–elle !
Le spectre de la misère haletait sous notre toit. Je me souviens que les autres avocats de la sordide petite ville où l’on habitait alors, tes… confrères, s’empressèrent à la va vite, de te voler tes clients – en répandant la nouvelle que jamais plus tu pourrais parler de nouveau. Comme avant.
Les paysans t’aimaient beaucoup, mais ils se laissèrent piéger, alors, comme ils s’étaient laissés piéger en juin ’46, au moment des premières élections des députés, après la guerre.
Ils venaient nombreux à t‘écouter parler. Je me souviens très bien de tout cela. Tu leur parlais, en t’adressant directement à eux, qui – de la place – te répondaient. (Maman et moi, nous étions tout au fond.) Mais étant absolument analphabètes, ces paysans, les communistes de l’époque arrivèrent à en convaincre une partie, qu’il suffisait de marquer sur le bulletin, le numéro signifiant ton nom, et de cocher d’une croix le symbole du PCI, dont tu t’étais éloigné à cause des atroces nouvelles, qui filtraient déjà, sur les goulags staliniens.
… ta voix défaillante… père… que ton ami de toujours, le dottor Amedeo Presutti soignait, en te donnant vitamines et fortifiants… ta voix…
Or, moi aussi, en ce long parcours infernal dans lequel je m’engageai à ta recherche, moi aussi je perdrai ma voix : ma voix intérieure… en ces moments de déperdition… Je ne pouvais plus parler… Je n’avais plus rien à dire… à autrui… à personne !... Un silence mortel ( : mortifère ?), le Silence de la Mort, ayant dessiné un cercle lourd, tout autour des pas chancelants de ma parole.
Et pourtant… Il fallait vivre… Et gagner sa vie !...
Et même lorsque – assez tard –, je fus obligée, je dus « soutenir ma thèse italienne » (comme l’on dit), sur Italo Svevo, la parole me faisait défaut. Je me rappelle cette sordide pièce, à l’Université de Chieti… Mon extrême tension… Jusqu’au moment où, au mandarin provincial qui m’attaquait, pour les dimensions pour ainsi dire « restreintes » de mon travail (or, j’ai toujours aimé la concision), et l’incompréhensibilité de mon langage, je lui dis, je crus devoir murmurer : – Mais moi, j’écris, Monsieur.
Oui… J’ai marché sur tes pas, père… Et sans jamais me lasser… Et tout cela, dans l’obscurité la plus profonde… Dans ces tréfonds inatteignables... dans cet autre genre de silence... et puis.. il vint à moi, à ma rencontre, ce silence qu’on dit analytique, lacanien. mais que moi – à ses débuts – j’acceptai et d’une façon si absolue, parce que je l’estimais un silence taoïste. Un silence, dont j’ai été, et j’étais à la recherche éperdue, et qui m’a permis (comment dire ?) d’éclaircir, et à mes propres yeux, ma propre image. Car – et toujours à (sous ?) mes propres yeux, étonnées, mais si heureux ! – l’on m’a tendu un miroir… au cours de ce silencieux silence… un miroir argenté… comme celui à manche de ma si joyeuse enfance… où j’ai pu me refléter… accompagnée et entourée de mon propre labeur… dont l’on s’était (finalement !) mis à l’écoute… à une réelle écoute…
Et voici, que j’ai pu TOUT imaginer… qu’on m’a laissé libre champ, de TOUT pouvoir IMAGINER… Et il m’a paru, alors, qu’on me disait, que ce chemin ardu que j’avais emprunté, c’était le bon chemin… Celui qu’il fallait emprunter, si l’on voulait devenir un poëte–philosophe… Suivant les douloureuses traces de Baudelaire… et de Leopardi… Suivant ces traces, ces empreintes, que toi – en premier ! – père, tu avais tracé en mon cœur. Lorsque, au cours de nos longs hivers neigeux, dans ce grand froid, à côté du poêle, tu m’apprenais à réciter ces poèmes que je dirai sur la scène : parmi toutes ces lumières, face à tout ce noir de l’auditoire… dans ce grand silence… où la parole pouvait se lever et couler de mes lèvres, sans qu’on la juge, sans qu’on la définisse, sans qu’on la diagnostique…