POURQUOI CRAINDRE SI FORT LA PAROLE DE DANTE VISÏONNAIRE, AU POINT D’EN TRAHIR, PARFOIS, L’ESSENCE ELLE–MÊME ?
en remerciement au savant labeur de feu
Natalino Sapegno, qui me permit de
contempler d’un libre regard la
Divina Commedia
par lui analysée, et admirablement annotée.
Je me souviens que lorsque je préparai, pour ainsi dire, mon examen de Littérature italienne à l’Université de Rome, un examen que je soutiendrai avecNatalino Sapegno lui–même, mon inoubliable professeur de littérature italienne, auquel je donnerai à lire certains de mes écrits d’alors, je fis très, très attention, à la compréhension de ses textes, dont j’aimais, et estimais autant la parole.
Et je fis plus particulièrement attention, à bien creuser sa « Storia della letteratura italiana » en 3 volumes, qui procédait, dans son interprétation de la littérature et de l’art, des analyses historicistes de Benedetto Croce ; tout comme je fis extrêmement attention, à étudier ce que – à l’époque, tout au moins – on appelait ses « dispense », à savoir, ces cours, qu’on achetait ronéotypés, et qui, à ce moment–là (au moment de ma préparation à son examen), parlaient du théâtre de Carlo Goldoni.
Je me souviens de la longue étude, que je poursuivis, entre ces 2 analyses, entre ces 2 méthodologies, entre ces 2 pensées. Une étude comparative de la lecture que Sapegno (si sensible et modeste, en sa solitude) avait établie, dans et entre, ses successives lectures de l’œuvre de Goldoni : crociana, en un premier moment ; gransciana, en un deuxième. Lorsqu’il s’était tourné, lorsqu’il se tourna, comme la plupart de l’intelligentia italienne de l’époque, vers le marxisme.
Mais, ce qui me séduisit le plus, dans la préparation de cet examen, ce fut sans aucun doute, l’étude de la Divina Commedia : annotée par Sapegno lui–même.
Je me souviens de mon étonnement heureux, et de mon vif et reconnaissant enthousiasme, lorsque je parcourus les notes qu’il y avait établies, et apposées. Car, elles vous fournissaient l’interprétation théologique et historique et littéraire, des vers de la Commedia, tout en vous offrant des précieuses indications et précisions, géographiques et biographiques, des lieux et personnes qu’on y rencontrait.
Or, tout cela, vous donnait une immense liberté d’interprétation, vous laissant percevoir et rechercher et disposer d’un foisonnements de choix absolument libres, d’une absolument libre quête, en plein cœur des souterraines "correspondances" de ces enchaînements de vers, et des leurs si musicales terzine.
Ces mêmes terzine, ces mêmes vers, si puissamment rythmés, si martelés, qui, traversent l’Inferno, en le signifiant d’une présence tout à fait corporelle. Des vers, encore et encore, si fortement nourris d’une telle, si inépuisable soif, d’une telle, si vigoureuse ardeur de Justice et de Vérité ! Deux exigences si âprement terrestres, et qui furent fortement ressenties par Dante, ardemment engagé dans la vie politique de Florence, et que l’on contraignit à l’exil et à l’errance et à la pauvreté, et dont on décréta même la condamnation, en contumace, à être brûlé vif sur le bûcher.
Dante : assurément poëte–justicier, assurément poète–vengeur, dans ces domaines, dans ces terroirs nourris de la pensée théologique de son Temps, où lui et son Temps, si combattifs, si guerriers, mouvaient. Mais non pas, jamais, " sadique ", comme pourtant on a cru pouvoir l'écrire, opérant ainsi une "confusion " étrange de concepts et vues, historiquement bien déterminés. Une confusion qui le dira donc "sadique", parce que mouvant, parce qu'il se vit mouvoir – vivant – parmi tous ces damnés, qu’il enfonça à jamais, les y enfouissant, dans cet Enfer... dans son Enfer... dont il s'affirma visiteur, dans cette quête prodigeuse, qu'il réalisa – élu par son génie et par sa droiture extrêmes, et en obéissance au vouloir divin, par sa Béatrice sollicité.
À ces moments–là de mon encore jeune existence, et de ma lecture studiosa de la Commedia – così sapientemente annotata da Natalino Sapegno – je m’engageai à choisir, et je choisis, pour ainsi dire naturellement, bien que fiévreusement, parmi ces multiples sens qu’on m’offrait, qu’on offrait à ma vue : le mien : mon propre sens. La mia propria interpretazione… Tout mélangeant ?… peut–être.... Mais sans nullement m’en soucier… Ou mieux encore, en ne mirant, en n’ayant comme cible, que celle qui me paraissait être – à ce moment–là – la réalité poétique de cette si Haute Visïon : se déroulant sous mes yeux épris.
C’est pourquoi, attentive, je ne me lassais pas, jamais, de souligner avec mon crayon, mes successifs choix. (Mais où sont–il passés, où ont–ils amarrés, ces textes ? Mes textes d’alors ? Furent–ils jetés aux orties, ou furent–ils égarés ? Et qu’en fut–il de mes poèmes, que pourtant j’aurais tellement aimé relire, présentement, pour mieuxsaisir (pour tenter de mieux saisir ?) ce moi, mon moi d’alors ? À ce moment passé, où je cheminai loin, hors, de la « diritta via », et qu’il parut à ceux qui m’entouraient, que je quêtais de par mes yeux – apparemment aveugles ( : apparemment aveuglés ?) – un… dérisoire réel, mais qui était, en réalité, un aussi ardu Monde invisible ?)
Néanmoins, pour tout dire, ce n’est pas précisément autour de cela, que je voudrais mouvoir… dont je voudrais me remémorer… que je voudrais faire ressurgir sous mes yeux… sous les yeux de mon cœur qui se remémore... Non. Non…
C’est ce parcours ( : cette démarche ?) que j’ai emprunté(e), tout à fait dernièrement, lorsque j’ai repris en main l’Inferno…. afin de le parcourir à nouveau… afin de me replonger en lui… en son abîme, que l’on dit en forme d’entonnoir… et pour pouvoir le contempler, cet Enfer… encore et encore… en ses gironi foschi… Mais le parcourir présentement, par un pas, par un avancer, tous comme nouveaux. En en poursuivant ( : en ne quêtant que ?) la parole et les parcours, par des yeux, qui sont eux aussi, pour ainsi dire, nouveaux : nuovi … car, descellés… oui… descellés par ces foules de voix et de visions, qui n'étaient visibles et audibles, qu’à ma seule ouïe, qu'aux seuls yeux de mon cœur, et qu’elles (ces foules de voix et visions) aimèrent me dévoiler … Me dévoilèrent… S’offrant à moi... à mon regard finalement comblé…
Une vue, un regard tous, devenus si humains… si terrestres… accompagnés, qu’ils sont désormais, de ce Silence, ami et complice – bien que souvent précédés, dans leurs pressentiments, par ma propre écriture… Toute une vue, toute une écoute, tissées, les deux – de ces apparemment indicibles voix, de ces apparemment irreprésentables visïons, dont, contre vents et marées, je pus, et sus m'approprier, et m'enrichir – et en les vivant… en les vivant corporellement… dans mon propre corps, j’entends, ce que je ne cesserai jamais de répéter… entre, et parmi, paniques et joies… ineffables, au beau milieu de ces apparitions… Si indument, si fallacieusement appelées, par des bouches ignares, et se croyant pourtant savantissimes : hallucinations… visuelles et verbales...
Et tout cela : cette inégalable conquête de mon cœur, se réalise, s’effectue, est en train de se réaliser, de s’effectuer, également au cours de cet actuel, si aventureux voyage, que je vis (che io vivo)… sans lassitude… un voyage si songeur… et si abasourdissant de mots… de paroles... (de dires, plutôt ?…) et pourtant si tissé de Silences… Ce voyage, que nous avons entamé ensemble : Michel Guibal et moi. Ou bien (puis–je le dire ? puis–je l’affirmer ?) : moi, et Michel Guibal… Là où, ces mots, ces noms qui se nomment en premiers, ne seraient pas, ne sauraient être, simplement dictés – en leur positionnement – par les exigences des lois rythmiques de cette langue par laquelle je les exprime, mais où les deux, ces deux noms, seraient ( : sont–ils ?) entre eux, intimement, interchangeables, dans, et par les lois mêmes qui régissent les pas de cette existence. Du vivre lui–même. Mais également, par les lois de l’Art, qui les guide, ce vivre, cette existence, les conduisant… par ces terres inconnues… où je posai mon pied… pour tenter de comprendre…
Je repris donc en main, l’Inferno de Dante Alighieri, et je recommençai (une expression que, dans ma langue première, l’on pourrait dire, exprimer, par un nouveau : ripresi…)… oui… e io ripresi, dunque, à reparcourir… encore et encore… l’Inferno… et dans sa langue originaire…
Lorsque, subitement, je dus, je fus comme contrainte, par une force et un vouloir inconnus, d’en tourner les pages, et de revenir au Canto III, et d’en visiter de nouveau, des yeux, les vers 122 –115. Afin de répondre au questionnement si fort, qui m’avait saisie.
Et je les relus, ces vers… Là où Dante s’inscrit dans notre Univers, par ces paroles rythmées :
Come d’autunno si levan le foglie
l’una appresso de l’altra, fin che ‘l ramo
vede a la terra tutte le sue spoglie,
Similemente il mal seme d’Adamo…
Et promptement, je m’arrêtai. Voulant voir ( : vérifier ?), comment on l’avait traduit : rendu, en français (*), ce « vede »... Et je pus lire :
Comme en automne les feuilles s‘envolent
L’une après l’autre, jusqu’au temps où la branche
A mis à terre toutes ses dépouilles,
Pareillement la semence d’Adam…
Et, véridiquement, anxieusement, je ne pus que m’interroger : – Où est–il passé, où l’a–t–on caché, ce « vede » ? Qu’a–t–on donc fait, de lui ? Pourquoi, pour quelle raison, inconséquente en sa prudence, a–t–on voulu le supprimer? Quelle subite crainte de ce terrible Imaginaire – fuyant et emportant loin, à sa suite, toutes règles, toutes normes – quelle inavouable panique, quelle nécessité, s’estimant en elle–même plus logique que ce dire, a provoqué cette obligation ( : ce devoir ?) de le biffer, de le rayer, de le mettre à taire, le faisant disparaître, et le corrigeant ainsi, dans sa traduction française ?
Et cela, d’autant plus qu’il est vrai que le « si levan » de Dante, pourrait assurément se signifier, et être traduit par ce bel « s’envolent ». Mais il est également vrai que, en italien, il peut signifier, surtout dans ce précis contexte, se détachent, pour tomber… si levan le foglie… Ces feuilles, de par elles–mêmes,s'enlèvent, se ôtent, de leur branche… pour tomber… au sol… revenant à leur matrice première… à la terra….
Mais, chez Dante, ce ramo, cette « branche » (un féminin, dans la langue française, là où ramo, en italien, est masculin), ce ramo, donc : VOIT ! Oui ! Il voit… Et de ses propres yeux… silente âme de l’arbre… Il voit, ses propres feuilles se détacher, se ôter, de lui… de leur propre bois, qui est leur propre vie, car leur apportant la sève... et elles tombent : « l’una appresso de l’altra »… l’une après l’autre… jusqu’à ce que, tout à fait nu, dénudé, il voit… en bas… à terre… « tutte le sue spoglie »... Les spoglie delle sue foglie…
Or – à nos yeux – cet « a mis à terre » de la traduction, garde une lueur, mieux un caractère mortifère trop clairement exprimé, que la parole de Dante (ici, tout au moins) ne nous semble pas posséder. Et il résonne également tel une sorte d’inconcevable, per il ramo, « mettre bas ».
Pourquoi, donc, ne pourrait–on, également dans la langue française, parler d’une nature, et donc d’une branche, animées ?... douées d’une âme ? D’une nature qui aurait, celée en cette branche, une vie… une vie à soi… et pas qu’une vie sensorielle… une vie, que Dante ne pourra qu’exprimer ( : n’exprimera–t–il ?) que par ses sens à lui qui sont d’une nature humane… mais également douée d’une âme, en elle–même divine… dans cette immensité lumineuse, qui est l’existence de l’Univers… dans cette même existence, saisissant même et jusqu'à la réalité des êtres végétaux… qui seront non seulement par elle imprégnés, mais également par elle tissés, d’une sorte de conscience… à nous tous commune… à nous… les vivants sur cette Planète…
À savoir…
Dante opère ici, un tour de force, façonne cet acte, cette parole agissante, par et au moyen de la fulgurance de ses sens de Visionnaire… à un moment apparemment si éloigné, dans les Temps… dans cette, apparemment, si reculée… si distante époque… Une époque lointaine, certes, mais pourtant encore vivante, à l’heure présente… ici… parmi nous… sous cette dénomination, sous ce nom, que les humains lui donnèrent, de Moyen Âge… di Medio Evo…. Et d’ailleurs : que sera–t–il, qu’est–ce que ce si rapide, fuimineo lapse de Temps qui nous en sépare, vis–à–vis des milliards et milliards d’années, vis–à–vis des ces incommensurables Temps, qui animent et meuvent l’Univers lui–même?...
Une période, le Moyen Âge, si souvent décriée, pour son obscurantisme. Mais où, pourtant, les Arts surent pressentir des vérités, mieux encore : des réalités, qu’aujourd’hui, à peine, les Sciences à nous contemporaines, viennent de déceler… et de palesare, aux yeux de nous tous – et par ces moyens, que l’on dit scientifiques. Les jaloux moyens des seules Sciences ! Les seuls, et uniques, à être véritablement acceptés, suivis, primés, dans ces temps d’aujourd’hui...
Or, Dante – poëte inspiré – compare ( : en s’en expliquant ?) ces feuilles qui – une à une – se détachent, et tombent de leur branche sur le sol, à terre ( : seulement pour indiquer la fatidique Mort de nous tous, sur la Planète–Terre ? La Mort de tout ce qui y vit ?), il les compare donc aux âmes… oui… pareilles, ces feuilles, pareilles aux âmes… aux âmes damnées de l’Enfer… à ces ombres infernali… damnées dans ces ténèbres de l’Enfer… sans étoiles…senza stelle... prive di stelle...
Et vite ! il – Dante – ne manque pas de les déclarer, ces âmes – encore et encore, et à jamais moriturae. Car, vouées à une Mort éternelle, puisque aveuglesà la divine lumière.
Néanmoins, ces âmes damnées, ne sont, et ne furent, et ne seront, qu’« il mal seme d’Adamo » : la « malsemence d’Adam ». Car c’est la semence malvagia de l’humanité, qui est ici traitée… dont il s’agit, ici, et non pas, la totalité des humains… Car, d’autres âmes d’humains, nous rencontrerons, au cours de cette Commedia, au cours de ce voyage, qui les dira brûlantes d’une heureuse attente, dans les feux du Purgatoire… Et ce même voyage nous élèvera jusqu'à la haute rencontre d’autres âmes, lumineuses, brillantes, d’un Amour céleste. Telle Beatrice… qui se donnera à la contemplation de nos yeux ébahis… dans les fulgurances du Paradis…
Mais ici, dans cet Inferno par Dante créé, la Justice divine, opérera – aux yeux de Dante, tout comme aux yeux de ces Temps à lui contemporains (et pas qu’aux leurs) – opérera dans toute son Omni Potence, dans toute son Inouïe, Infinie Sapience, entrelacée, et mouvant à jamais, de ce « primo Amore », qui lui fit donner vie, créer, toutes choses alentours, dans l'Univers.
Et Ici, dans ce Monde souterrain, elle, de par elle–même justifiée, et se justifiant, ne cessera de peser : elle pèse, et pesa, et pèsera, de, et au moyen de sa balance ultime, toutes les fautives erreurs des humains. Erreurs que cette croyance, appellera Colpe… Peccati…Et leurs auteurs: i peccatori, contro Dio ribelli, ne manqueront d’être châtiés… cruellement châtiés... Voués qu'ils sont et seront à jamais, à subir et perpétuellement, une terrible éternité, d’Indicibles, Hautes Souffrances.
(*) Brève note qui a jailli en mon cœur, à la relecture de l’Inferno, qui m’amena à comparer certains vers du Canto III, qui me parlèrent et interrogèrent vivement, à leur traduction française – établie par Jacqueline Risset en 1985, et corrigée en 2004.