Ça a commencé par une provocation : elle vient dans mon nid appelé bureau, adressée par je ne sais plus qui. Supposément pour des soins, vu l'étiquette de ma fonction. Oui, comme vous le savez, les soins, c'est comme les cornichons : on ne sait pas s'ils sont bons, on lit l'étiquette et on achète...
Elle est là, un peu vautrée dans le magnifique fauteuil ikéa (celui qui permet de se balancer sans tomber) ; elle scrute, commente les lieux, me scrute, m'interroge du regard.
Va-t-elle parler ? Le veut-elle ? Pas sûr. Je crois qu'elle et moi finissons par nous demander, chacun « in petto », ce que nous fichons là. Enfin elle se met à causer ; de tout et de rien ; à décliner une présentation d'elle, à mi-chemin entre la fiche anthropologique et le formulaire d'un recensement...
Juste ce que je suppose être sa vision de ce que je suis censé attendre d'elle. Les stéréotypes formatés ont dans nos vies un ancrage solide ! J'essaie le coup du silence attentif, autre cliché, style « ouiii ? »
-Et si vous me parliez un peu de vous...
-Qu'est-ce que voulez savoir ?
-Qu'est-ce que vous voulez que j'entende ?
Tiens, ça cause un peu, alors ; une histoire bancale, débitée comme à la criée, ils sont beaux mes poissons ! Une histoire sans les mots pour le dire, sans les sincérités d'une ébauche d'échange. Une histoire qui sent sa souffrance, le désarroi, et par-dessus un bon blindage protecteur. Narrée comme par un tiers, observateur objectif, non concerné...
Merdre, père Ubu ! Non seulement c'est banal, mais elle me les casse un peu, avec cette affectation de désintérêt. Je tente de creuser un peu, ne sachant pas trop par où « passer » :
-Ca n'a pas l'air d'aller, dans votre vie, en ce moment. Avez-vous besoin d'aide, souhaitez vous de l'aide ?
-Ch'sais pas
-Vous êtes venue ici ; cela veut-il dire que vous souhaitez des soins ?
-Ch'sais pas, c'est vous qui savez, c'est vous le médecin...
Nous y voilà !
Enfin quelque chose à accueillir : derrière cette irritante réponse, la mise en place d'une scène, pour le moment pleine d'artifices et d'une représentation standardisée du rôle du psy. Scène fragile et compliquée. Je pense à deux choses : le up and under pratiqué au rugby pour tromper la défense adverse, et les mots de Lucien Israël sur les patients qui, je le dis avec mes mots, envoient leur « question » loin derrière le râble de l'interlocuteur réel, vers celui qui est imaginé. Genre rattrape-moi si tu le peux.
Il m'a été donné d'observer combien nombre de personnes venant quérir des soins nous proposent de prime abord une allégeance soumise à l'idée de notre savoir, de notre autorité ; combien ils sont prêts pour la régression à la posture de l'enfant ; combien ils professent leur ignorance sur ce qui les concerne en propre. Avec naïveté, avec hargne, avec ironie, avec une telle bonté pour notre personne...
Au fond, pour croiser les paroles de Paul Machto sur un récent article ici, les gens que nous recevons ont tendance, dans les formatages de la pensée écraseurs de désir, à nous proposer un abord soit médical, soit bureaucratique de l'accueil : « et ne nos inducas in tentationem »... Trop facile, de céder à la tentation de garder cette défroque illusoire de puissance et de « considération respectueuse ».
Ma patiente, impatiente, me requérait d'exercer mon art ; quitte à préparer pour la suite son bras d'honneur. Tout pour ne pas se mouiller, tout pour m'acculer à me saisir de l'objet aussi pathétique que trafiqué qu'elle me tendait. Le tout à son insu.
Cette facticité de la demande nous rappelle qu'il est nécessaire, pour accueillir le tréfonds, le sens, le cœur d'une personne, de se rendre disponible : non pas le « ouii ? » évoqué plus haut ; mais la disponibilité de qui se détourne de l'étiquette pour envisager les cornichons...
Comment entrer en « commerce », comme le disait Voltaire, avec quelqu'un ?
Peut-être en premier lieu en étant patient soi-même, dans la double acception de ce terme : patient car il en faut, du temps, pour accéder à un peu de vérité partagée. Et patient, c'est-à-dire atteint de quelque chose d'étrange, et acceptant de le reconnaître et de le souffrir, dans la mise en scène (en chaîne) de la relation à l'autre. L'autre, cet alien appelé par la rencontre à devenir un alter.
Sûrement en acceptant de quitter les oripeaux du supposé savoir ; en laissant agir en nous la désillusion d'une volonté de guérir, au profit d'une possibilité de soigner -j'allais dire « co-soigner »-. L'aventure du chemin de vie, d'existence de l'autre qui vient là me questionner, c'est lui qui doit la mener, et je ne suis, autre pillage de Machto, que son « assistant »
Au fond, ce discours qui file sous mon clavier me renvoie à des questions étranges : qu'en est-il de la prise de responsabilité sur soi-même d'une personne, de surcroît fragilisée, vis-à-vis de son destin, lorsqu'on lui prescrit de consulter, qu'on la « traite » (aux Antilles ça veut dire on l'injurie...), qu'on lui « met en place » une personne de confiance, une curatelle, qu'on l'hospitalise « pour son bien », qu'on la questionne sans le préalable de l'accueil humain discret et respectueux qui est de rigueur dans tant d'autres champs de la société ?
« Ma » patiente était-elle hystérique ? Même ce terme tant galvaudé qui ne parle que d'une manière particulière d'envisager le monde imaginaire est méprisé par trop de gens ne sert plus à grand-chose
lorsqu'on entre en lien que nous disons transférentiel. En tout cas elle a bien résisté, durant des mois, à l'ouverture d'un espace à partager ; et j'ai du résister à tous les leurres d'une imagerie médicale pour entrer dans le thérapeutique, c'est à dire l'accompagnement d'une Histoire.
Je ne sais pas pourquoi je divulgue ça. Peut-être parce qu'il est essentiel de démystifier les rencontres en psy, et ce que le psy est supposé représenter.
Peut-être parce que... toutes sortes de gens bien intentionnés... disent, de ce rapport à l'autre qu'est envisager l'étrangeté, que ce n'est pas leur tasse de thé.
Ya basta, l'Etat, lui, ne s'embarrasse pas de ces réticences de midinettes ; il mitraille, stigmatise, classe, enrégimente et punit. Mes amis, rappelez-vous : en 1941, « on ne savait pas »
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