Capitalisme vs communs: deux mondes inconciliables
- 17 oct. 2020
- Par Yves GUILLERAULT
- Édition : Contre les privatisations, en défense des biens communs !
Le comportement capitaliste d’une part, minoritaire en nombre, mais majoritaire en richesses, de l'Humanité dilapide le bien commun pour le bénéfice de cette minorité. Notre biosphère est vue par cette dernière comme une simple réserve de ressources propres à alimenter la machine. Les conditions de vie, la vie même d’une majorité d’humains, sont mises en péril par un petit nombre de dominants détenant richesses et pouvoir octroyés par un système idéologique.
Dans ce cadre, peut-on mettre en place des communs ou les maintenir, lorsqu’ils existent ?
Les attaques contre notre Sécurité sociale et notre système de santé publique ; les privatisations rampantes des infrastructures, des autoroutes aux tribunaux ; le détournement de nos données personnelles ; le pillage mâtiné de corruption des ressources (minerais, bois…) ; le brigandage des savoir-faire locaux et des cultures ; l’évasion fiscale… tout indique que le capitalisme triomphant est taillé pour vampiriser les biens communs. Si ces patrimoines collectifs et quasi gratuits sont indispensables à la communauté, alors une poignée de possédants qui ont le pouvoir de mettre la main dessus, décident qu’ils sont valorisables.
L’objectif idéologique du capitaliste est dans sa définition, déjà péjorative, issue de la Révolution : « Un homme au cœur d’airain qui n’a que des affections métalliques ».1 Et cette appétence pour l’argent n’a qu’un objectif : se situer le plus haut possible dans la pyramide sociale et dominer son voisin. « Tout le monde veut la même chose. Mais personne ne veut que tu l’obtiennes avant les autres », chante I AM (chanson La saga) ; ou encore : « On sait ce que tu es quand on voit ce que tu possèdes. » (chanson Petit frère)2. La compétition fait rage pour l’accumulation des ressources sans égards pour les perdants, les faibles. Et plus aucun refuge n'est plus possible sur cette planète étroite face à un système orgiaque. L’Amérique du milliardaire Trump en est une caricature pourtant bien réelle. Le terme même de coopération, indispensable à la définition de communs, est banni du vocabulaire. Seules quelques alliances de circonstance sont envisageables pour conquérir un pouvoir ou un pactole toujours plus grand.
Le capitalisme technologique et financier n’est plus contrôlable
Cette incompatibilité étant posée, peut-on tout de même juxtaposer les deux en prenant des mesures de sauvegarde protégeant les communs ? Le seul exemple de la biosphère et de sa biodiversité met en lumière la chimère de frontières et l’impossible coexistence entre une minorité dominatrice et agissante et une majorité sous emprise.
« L’humanité est en guerre contre la nature », lançait Antonio Guterres, secrétaire général des Nations unies, lors du sommet (le premier) pour la biodiversité en septembre dernier.3 Une déclaration martiale qui laisse perplexe. Elle laisse accroire qu'une « guerre » oppose l’Humanité à la Nature.
L’Humanité ?
Peut-on croire que les peuples indigènes d’Amazonie, des Andaman ou de Namibie, les aborigènes d'Australie, les Pygmées d’Afrique centrale, peuple de chasseurs-cueilleurs-pêcheurs, soient en guerre contre la Nature alors qu’ils sont les seuls, certes minoritaires, à intégrer dans leurs cultures et leurs modes de vie le fait qu'ils ne sont qu'un élément de la Nature, au même titre que les vivants non humains, les végétaux, lacs et montagnes… et qu’en la protégeant, ils se protègent eux-mêmes ?
Peut-on croire que les plus défavorisés, les indigents, les peuples des favelas, des bidonvilles, les SDF, les opprimés… survivant du minimum vital, soient en guerre contre la Nature par leur impact insignifiant en termes de consommation de ressources ?
Ne serait-ce pas plutôt le monde quasi extraterrestre4 de la finance qui voit derrière tout arbre, toute portion de territoire, toute goutte d’eau, une valeur sonnante et trébuchante à traduire en dividendes, spéculant sur toutes les matières premières ? Ne serait-ce pas plutôt le fait d'un monde technologique devenu incontrôlable ?
Étienne Maclouf, chercheur au Centre de Recherche et d’Enseignement de Géosciences de l’Environnement, estime que le capitalisme technologique et industriel a engendré « des organisations émancipées des régulations humaines. […] N’en déplaise à notre culture humaniste moderne, il est plausible et probable que les organisations que nous avons engendrées en pensant améliorer notre condition, se soient émancipées de nos tentatives de pilotage, et qu’elles aient pris notre contrôle, à notre détriment. »5 Le sociologue visionnaire, Jacques Ellul, l'avait déjà établi en 1977 dans son livre Le système technicien, estimant que la technique s’auto-accroît en suivant sa propre logique, piétinant la démocratie, épuisant les ressources naturelles, rendant l'avenir impensable.6 Et Étienne Maclouf de conclure : « Désormais basée sur l'innovation, notre économie tend à élever les organisations [industrielles et technologiques] au rang d'entités biologiques qu'il faut libérer […] en accroissant leurs capacités stratégiques et en favorisant leur accès aux ressources dont elles dépendent pour fonctionner. » Ce qui les met stratégiquement en conflit avec les intérêts de la communauté humaine et l’idée de communs.
Les bouleversements anthropiques de notre biosphère, l’effondrement du vivant, l’érosion des terres arables, la désertification et la montée des eaux, entre autres fléaux, posent avec acuité le problème de l’accès pour tous (tous les vivants) aux ressources vitales que sont l’eau, l’air, les terres arables, la biodiversité. Des ressources qui, comme le climat, ne connaissent pas nos frontières. Les dirigeants, dominants et satellites de la sphère capitaliste, ne manquent pas d’idées pour calmer les angoisses populaires, donner des gages de verdissement apparent, tout en préservant le fonctionnement du système à leur profit.
Ils veulent compartimenter la planète
Lors du même sommet sur la biodiversité de l'ONU, Emmanuel Macron a invité « tous les États à rejoindre la coalition [menée par la France et le Costa-Rica] qui vise la protection de 30 % des espaces terrestres et maritimes ». Notre président-banquier veut protéger (à coups de néonicotinoïdes ?) 30 % de la planète. C’est déjà bien, applaudissent les écolo-compatibles. C'est pourtant bien en deçà des 50 % préconisés par l’étude scientifique à laquelle il se réfère.7 Mais quel que soit le chiffre, l'idée confine au ridicule ou plutôt à la duplicité afin de détourner les regards des pillages commis par ailleurs, à l’image du « capitalisme vert » très dans l’air (pollué) du temps. C’est ne pas avoir compris que la biosphère, fine pellicule fragile à la surface de notre planète, est un tout systémique, animé d’interdépendances impossibles à fractionner sans la mettre en danger d’effondrement.
Plusieurs logiques s’opposent à cette vision comptable :
— compartimenter la planète en zones protégées tout en abandonnant d’autres zones à la société industrielle et de consommation est une idée de riches, qui pourront s’offrir des zones préservées, et poursuivre une néocolonisation des ressources organisée principalement au détriment des pays les plus vulnérables ;
— les bouleversements climatiques mettent déjà à mal le peu de zones que l'on tente de protéger, des parcs naturels aux massifs coralliens en passant par lacs et glaciers. Comment sauver de la fonte la banquise alors que états et multinationales dansent déjà sur sa dépouille ? Le changement climatique est global et ne peut être traité que comme tel ;
— tout comme le nuage de Tchernobyl ne s'est pas arrêté à la douane, les pollutions de notre hideuse société de consommation inondent déjà l’ensemble de la planète : pollutions chimiques, pesticides, micro-plastiques, éléments radioactifs… De récentes études ou expéditions scientifiques ont montré que du plus profond des océans (un sac plastique et des emballages de bonbons à −10 927 m de profondeur)8 aux sommets montagneux en passant par les pôles (micro-plastiques retrouvés dans des carottages de glace)9 et les îlots perdus au milieu du Pacifique (l’île Henderson, joyau du patrimoine mondial, noyée sous le plastique)10, l’ensemble de la planète et une bonne partie de la chaîne alimentaire sont pollués par le plastique et autres gourmandises produites en toute impunité par nos industriels.
Loin de proposer des communs en remettant en question le système capitaliste, Emmanuel Macron et ses congénères veulent imposer un séparatisme insupportable en se payant quelques réserves zoologiques tout en exploitant la foule des besogneux et la laissant s’abîmer dans les décharges du capitalisme, des riverains de Bure à ceux de l’ancienne mine de Salsigne, en passant par l’ex AZF ou Lubrizol et bien d’autres.
Si nous ne maîtrisons plus la trajectoire des systèmes technologiques et de nos organisations capitalistes, comment dès lors envisager des communs ? Comment préserver et répartir équitablement les ressources face à un système devenu incontrôlable ? Que faire face aux 10 % de milliardaires qui dominent le monde et tirent profit d'un système qui, telle une association de malfaiteurs, vampirise les ressources vitales de tous ?
L’Humanité des 90 % sait ce qu'il lui reste à faire.
1 : Dictionnaire historique de la langue française, p 379, sous la direction d'Alain Rey, Ed. Le Robert
2 : https://paroles2chansons.lemonde.fr/paroles-iam et merci à l’ami fan d’I AM.
4 : Depuis la crise de 2008, les banques centrales déversent des quantités astronomiques de liquidités dans les tuyaux des banques et du casino de la finance en général, en totale déconnexion avec les richesses produites par l'économie et les nécessités du commerce mondial mais en espérant qu’une partie atteindra l’économie réelle.
6 : Le système technicien de Jacques Ellul, 1977, Ed. Calmann-Lévy, réédité en 2012, Ed. Cherche Midi.
7 : https://advances.sciencemag.org/content/advances/6/36/eabb2824.full.pdf (en anglais).
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