
Sun Li Tsuei, fondatrice du Shang Orientheatre, revient cet été d’une tournée triomphale où elle a fait salle comble aux festivals d’Avignon(1) et de Périgueux(2) avec son spectacle LA LUNE SOUFFLE(3) et ce n’est que justice, au regard d’une existence entière consacrée à mettre en correspondance les rythmes biologiques et ceux d’un monde qui, décidément, n’en a pas fini de s’emballer derrière des systèmes aussi vains que désastreux, hélas, à bien des égards.
Les couleurs d’un monde
Dans sa précédente création, BARDO TODËL, Sun Li Tsuei avait pris le risque d’offrir au public un bariolis luxuriant en décalage avec l’austère Livre des Morts tibétains dont elle s’inspirait : là, au contraire, elle avait fait en sorte que tout ne soit désormais qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Les spectateurs y percevaient la matière même des couleurs et des sonorités que l’artiste puisait directement dans sa propre existence. Un mode de vie exposé en art de vie ?... Sa formation aux arts traditionnels chinois et celle du mime français se sont progressivement rejoints, d’année en année, dans une sorte de syncrétisme, expérimental et maîtrisé à la fois, qui relit (qui relie) de façon très personnelle l’interprétation de Lao Tseu et celle de la plastique gestuelle inspirée des danses de cour impériale.
Entre le noir et le blanc
Après l’expérience des couleurs, il fallait celle du noir et blanc. Un célèbre poème de Do Dongpo donne ainsi, non seulement l’occasion d’une atmosphère lunaire sur scène, mais aussi d’une élévation que l’actrice célèbrera assise au luth, et, surtout – et là réside la grande découverte – de présentations calligraphiques soignées qui déploient, sur les rouleaux de papier de riz, toutes les palettes de gris entre le plein et le vide, entre le fluide et le sec, entre le mouvement et l’immobile. Sun Li Tsuei a admirablement su recueillir de ses maîtres l’énergie d’une intense concentration, très consciente de ses effets, qui, par le biais de la lenteur, perçoit ce qui glisse constamment dans l’éphémère, et le retient, et nous captive, et qui, finalement, tranforme l’instant après la représentation, en une fulgurance capable d’agiter chez l’observateur, au-delà des émotions, pourtant fortes, des images qui prendront tout leur sens et vont s’imprégner dans la mémoire de nos villes et de nos campagnes, à travers les vergers et les bicoques où elles se sont élaborées et où elles reviennent, à travers la lumière, sur la gamme entière des obscurités qui nous entourent et dont elle sait en révéler toute la sobre humilité, féconde, essentielle.
Une esthétique de la douceur
Le parti pris de Sun Li Tsuei est de refuser tout discours théorique. Elle qui possède au moins trois langues étrangères se méfie de la parole sur scène, et elle pense partager avec ses origines une nette préférence pour l’action, pour tout ce qui est effectué, exécuté, tenté. S’ils ne sont pas chantés, les textes n’ont donc pas de place sur ses scènes, car elle reste convaincue que l’attention sonore ou visuelle d’une œuvre théâtrale s’adresse en priorité aux sens, pas à l’intellect. Ensuite, elle préfèrera parler, à juste titre sans doute, de magie du théâtre là où la technique la plus rôdée aura cependant permis de créer l’illusion auprès des spectateurs. L’admirable robe ample et ouatée dont elle se revêt pour le spectacle est une composition de Chen Shaw Chi, lui-même par ailleurs danseur au Han Tang Yuefu Ensemble, l’une des grandes troupes de ballets de Taïwan, et compagnon des premiers jours de l’aventure du Shang Orientheatre. La compagnie puise son énergie dans l’inspiration de sa fondatrice qui a souvent recours aux instruments du sud de l’île, comme le pipa qui est un luth grave et sonore dont les vibrations accompagnent de loin en loin les hauteurs de sa voix. Parce que la culture chinoise est celle du signe, Sun Li Tsuei utilise les idéogrammes comme actes de plaisir offerts aux regards ; c’est un envol de la main qui recueille la matière au bout d’un pinceau et c’est un glissé du bras qui, dans la continuité, va se lancer d’un trait sur la page vierge étalée sur le plat d’une table faite de bric et de broc pour supporter la rêverie en train de s’écrire. Il y a là une recherche persévérante et méticuleuse, quasi obsessionnelle, de la beauté du geste.
Un avenir à créer
Si grande que pourrait être la tentation de penser à l’art pour l’art en ce qui concerne les travaux qu’elle initie au Shang Orientheatre, sa fréquentation permet de déceler une formidable confiance dans les hasards entre les êtres, dans ce qu’ils entreprennent, pourvu qu’ils accordent leurs générosités à partir du monde environnant et pour lui d’abord. C’est en prolongement du qi gon et du taï chi qu’elle enseigne, que Sun Li Tsuei transmet à son public une forme de relation universelle et intemporelle où l’humain se relie verticalement à chaque force possible de la terre et de ses racines avec celles du ciel et de ses airs, de nos errances, de nos envols. En dépit du fait qu’elle se soit entourée d’une équipe qui lui est fidèle de longue date, Sun Li Tsuei se sent seule. Venir de Taïwan revient à renoncer à tout gain personnel car le voyage est long, coûteux et très chargé ; et le paradoxe aboutit à ce constat un peu inquiétant selon lequel, pour satisfaire les propositions des salles françaises ou internationales, il faudra une organisation plus ample, une logistique plus considérable qui est en contradiction avec la démarche à taille humaine qu’elle a su élaborer et tenir jusqu’à aujourd’hui.
Jean-Jacques M’µ
(1) La Lune souffle, Salle Roquille, Avignon, du 8 au 31 juillet 2011.
(2) La Lune souffle, Cathédrale Saint-Front, Périgueux, du 4 au 6 août 2011.
(3) Sun Li Tsuei traduit par Alain Leroux : LA LUNE SOUFFLE – Théâtre du silence, édition bilingue chinois-français chez ABC’éditions, 2011.
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