Calin Blaga a une intuition fine qui met en correspondance les éléments matériels et le matériau textuel.

Ainsi, une dramaturgie sur les conflits militaires et les violences urbaines qu’il avait écrite s’est-elle judicieusement trouvée représentée par un sol jalonné d’éclats de verres, de fragments brisés, de cristaux épars sur lesquels avaient à évoluer les protagonistes(1)... La matière !... est-ce une tendance scénographique, formalisée ou non, chez la génération qui sort de nos écoles de théâtre ?... Toujours est-il qu’à travers le nouveau spectacle que nous offrent sous sa direction à Avignon deux compagnies en co-production(2), il y a davantage que de la simple construction de personnages, le jeu de comédiens ou la mise en scène de situations dramatiques ; il y a, à travers les concrétudes des objets qui circulent dans le champ de l’intrigue, une révélation fondamentale du propos, où les dialogues sont appuyés par de véritables outils de contacts... ou de combat !
Ici, cet incisif huis clos familial étouffant de Lars Norén(3) devient pour le jeune scénographe l’occasion d’explorer la texture. La texture textile. Depuis les manteaux dont on se découvre jusqu’aux linceuls dont on recouvre les meubles, en passant par les habits que l’on change, les nuisettes que l’on passe ou les foisonnantes chevelures qui enveloppent le corps jusqu’à enflammer les berceaux, il y a des frottements où se tordent les personnages, des claques qui les stoppent, des passes qui résistent aux invites, des déchirements qui écrasent, des caresses qui décoiffent, des tentatives qui craquent, mettant aux prises parents et enfants, frère et sœur, mari et femme... Ce sont des poursuites sur place auxquelles on assiste, à même les quelques mètres carrés d’un intérieur domestique, où chacun s’évite plus qu’il n’évite les autres, et transforme la succession de situations en autant de voiles où la pudeur le dispute à la forteresse vide chère à Bruno Bettelheim au sujet des autistes. Une fille qui ne connaîtra qu’à peine la maternité, un fils qui ne sait ni ce qu’il est ni ce qu’il fait, une femme qui n’est pas reconnue femme par son mari, un homme dont l’entreprise est fagocitée par ceux-là mêmes qui utilisent ses propres méthodes... On ne sait quel affreux mystère emprisonne chaque personnage dans son moi-peau, pour reprendre les termes de Didier Anzieux – toujours est-il que la toile dont ils se revêtent ne suffit à cacher que les origines des souffrances, ou leur nature, mais pas l’expression des tourments qui les habitent.
Le texte est servi sur scène par des symboliques habilement variées qui révèlent plusieurs formes d’échec d’un couple parental face à ses deux enfants complètement associalisés : le passage ne parvient jamais à se faire entre les personnages, ni dans le bouquet de fleurs refusant de changer de main devant l’entrée, ni avec le disque tournant à vide sans écouter ou danser, ni par le frigo resté ouvert la nuit autour duquel se heurtent des positions intangibles, ni pour la douche où se focalisent les désirs de meurtres... Se succèdent dans d’impitoyables duels, les interdits bafoués, les obligations sans nécessité, les boucliers dérisoires face au danger que représente l’autre. Il s’agit toujours d’empêcher la rencontre ; comme si le plus urgent résidait dans l’inaboutissement et le non-lieu, l’effrayant statu-quo qui immobilise les êtres face à face, grondants, menaçants, scrutants, vibrant de va-savoir quel vain espoir inatteignable. Et les appels s’enchaînent de la bouche de l’un à celle de l’autre sans que personne jamais n’entende ou ne réponde. La limite. C’est au territoire des limites, entre raison et folie, que s’inscrivent les recherches de cette équipe. Et le résultat révèle un sens inattendu de l’intrigue : la parole écorche vif ceux qui n’entendent pas. « Mais qu’est-ce qui se passe ?... » se demandent-ils à plusieurs moments, d’extrême tension, de désarroi paroxistique... Au final, la surdité affective des géniteurs, leurs fuites en avant télescopent dans un chœur tragique l’effarant chassé-croisé final des insupportables Mercis de la plus révoltée, déroutée, et les énigmatiques Où on va ? du plus passif, affolé. Chez de pareils enfants (un peu nous, quelque part ?) la tenue de camouflage détourne les angoisses. Les mots qu’ils portent sont eux-mêmes portés ici par les éléments d’une toile qui ne parvient pas à tisser le lien des rêves brisés, sans doute par la redoutable efficacité des systèmes de sécurité qui anthrophagise le monde qui les porte, les transporte, les déporte... dans le terrifiant vertige de boules de billards qui s’entrechoquent.
Et les spectateurs sentent que les fausses sorties où chacun peut se perdre menacent l’amour au berceau.
Jean-Jacques M’µ
(1) La violence de l’histoire, de Calin Blaga, dans une scénographie de Sophie Toussaint mise en scène par Anne-Pascale Paris, directrice artistique du Lien-Théâtre de Lyon (juin 2011).
(2) La compagnie du Corbeau (qui explore les résonances avec notre époque), et la Compagnie Remue-Méninges (qui travaille sur l’âme et la pensée enfantine), toutes deux établies en Haute-Savoie. Contact sur le festival : Aurélie Briard : 06 70 83 12 24 (remue-meninges@wanadoo.fr).
(3) Bobby Fischer vit à Pasadena, traduit par Amélie Berg aux éditions de l’Arche, interprété par Muriel Jarry (la mère), Gérard Volat (le père), Anne Rouzier (la fille), Giuliano Errante (le fils), mis en scène par Calin Blaga au Collège de la Salle, Théâtre de l'Atelier, du 8 au 31 juillet 2011.