
Ceci n’est pas du théâtre, ose Sylvie Boutley à propos de sa représentation. Une création de 2008 avec laquelle elle renoue trois ans plus tard dans le même espace : salle Roquille, à Avignon. Le même esprit ?... Pour l’essentiel, oui. Avec plus de légèreté, peut-être, ou d’auto-dérision. En insistant davantage sur la sensibilité de son personnage, également. Mais il s’agit moins d’un personnage, sur scène, que d’une voix. Ou d’une couleur. Toute la gamme des noirs. Et le théâtre naît ici d’une musique aux tonalités claires sur un fond sombre, au long d’un déplacement qui privilégie, l’air de n’y pas toucher, la relation sur la signification : parler de relation, en l’occurrence, ce n’est pas tant penser à la communication qu’à la symbolique des paroles, à ce qu’expriment les images. La cavatine beethovénienne qu’avait sollicitée Virginia Woolf laisse place, ainsi, pour commencer, aux larges extraits de son journal quotidien, et la voix de l’actrice module avec suavité les états d’âme de l’écrivaine, qui plante le décor, plante le stylo sur la table de travail, plante les clous des caisses de livres, plante les spectateurs, là, dans cette salle comme une boîte noire, quittant la camera oscura du théâtre, en inversant le regard avec, serrées contre sa poitrine, les carnets des pages qui ont été lues... – Moment, pour la cavatine, de reprendre les notes finales.
Le travail tout en finesse de Sylvie Boutley se détourne des recherches introspectives. Pas question pour elle de repérer les accointances avec l’auteure. Il y a des dates, mais les indications de lieu restent sans référence précise ; les pages choisies disent peu de l’histoire en général, la guerre exceptée, et encore moins de l’histoire en particulier, notamment la sienne, du moins les événements qui pourraient avoir marqué sa vie. Le texte seul imprime sa tonalité à l’ensemble. Le choix des passages procède d’une préférence, celle de Giotto sur Mozart. Ici, il sera question de ces dames de la haute société bourgeoise réclamant à la bibliothèque ce qu’il faut avoir lu, et qui amuse ; là, il sera question de ce lac où se noient ceux qui s’y sont trop regardés ; ailleurs encore, il sera question de Henry James lui bégayant à plusieurs reprises un “vous, vous, vous... écrivez !” ; plus tard, il sera question de ces guerres dont on est sortis et de celles dont on craint qu’on ne sortira pas... Ce qui coule à nos oreilles, ce sont des éléments plus visuels que musicaux au long des interrogations et des notes exclamatives qui visent à percer le mystère d’apprendre à vivre ; et la fluidité sonore de cette eau qui dort rend palpable une part de la magie que Virginia reconnaît, tout en s’en extasiant, dans l’écriture de Proust capable de restituer toutes les nuances du vol d’un papillon. Raconter sans (faire d’)histoire, il y a en effet du bel art dans l’élégante sobriété des partis pris qui nous sont offerts. Un vrai cadeau tout en délicatesse, gracile et cristallin !...
La salle Roquille, par son décor, par la texture de son espace, par la chaleur de son mobilier de bois noir, reste encore tout imprégnée de la présence presque fantômatique de Claude Esnault, maître des lieux depuis voilà trentre ans déjà, avec Sylvie Boutley qui en perpétue l’esprit et la matière.
Cette orfèvrerie où se succèdent en creux et en reliefs les notations et les touches littéraires sont de pures vibrations où résonnent le plaisir des mots quand ils se disent, et le désir des images là où elles s’inventent.
Jean-Jacques M’µ
Jette un dernier regard, fragments du Journal de Virginia Woolf, décors et mise en jeu Sylvie Boutley, salle Roquille, 3, rue Roquille à Avignon, à 14h tous les jours jusqu'au 31 juillet 2011.