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On pourrait croire que ça commence mal : Cie Théâtre Inutile !... avec un nom pareil, on aurait tendance à conditionner l’utile dans un monde, celui de l’art, où chacun dit tout haut le plaisir de la gratuité des plaisirs, et cherche tout bas les moyens de se les procurer. Eh bien, il n’en est rien !... La Cie Théâtre Inutile fonctionne sur les utilités, comme on disait du temps de Louis Jouvet, les petits rôles, les petites mains, les articulations et les associations, d’idées et de personnes, de situations, les présences indispensables, notamment celles du rêve dont ils sont une des clés, des scies, des Si ceci, Si celà... D’ailleurs, avec cette équipe-là, on n’en a pas fini d’aller de surprise en surprise, et, de Si... en Si..., elle se la joue si inutile qu’on n’en ressort jamais déçus, toujours contents. Non !... Pas contents, émerveillés comme on peut l’être à contempler les mystères du monde, des gens, et de la vie qui court, qui court, qui court et qu’il arrive même qu’on rattrape, oui, par instants, uniques, délectables, juste avant de laisser filer ces petits bonheurs pour recommencer le jeu juste aussitôt après. La Cie Théâtre Inutile(1) joue à contre-courant des attentes du spectateur, et c’est tant mieux pour tout le monde puisqu’avec eux on accède sans y penser, par les actes, les actes d’entendre et de voir, au sentiment de la merveille que suggérait sous sa forme contemplative Julien Gracq.
Il y a dans OUBLIE ! que signe l’auteur d’origine togolaise Kossi Éfoui, il y a un art de raconter par l’action, par le jeu, en s’introduisant, en s’insinuant dans le creux, dans les creux que laisse le vide de nos questions. Une avancée de type initiatique, en accéléré, avec une série d’énigmes à résoudre pour échapper à la folie, pour accéder à la raison. Une folie raisonnante à force de raisons, bonnes ou mauvaises, où l’Enfant n’a pas demandé à naître, à être ; et une raison multiforme, surtout pas unique, pas enfermée dans une quelconque norme, dans un quelconque système. Une raison sauvage. La Sauvage répond aux questions par des questions ; elle conduit par des chemins inattendus, ou parfois, trop attendus : un bâton courbe de bergère et un fil serpent de pêcheur, ça conduirait donc naturellement au pays des flêches ?... là, ce serait trop facile !... Évidemment, la vérité est ailleurs ; seulement, il faut encore choisir de nouveaux chemins, et avancer, grimper, et risquer de se tromper entre l’échelle ascendante et la descendante, celle qui est transversale, la perpendiculaire... Dans ce monde-là, c’est la Sauvage qui apprivoise l’Enfant, en se transformant au gré des événements, au gré des éléments, c’est toujours elle qui suit et qui précède, qui accompagne. La sauvage est un jeu très sérieux, qui chante, qui saute et qui danse en faisant la lumière dans le noir, en donnant un peu de lumière dans le noir, en attirant l’enfant vers les formes changeantes de la lune... où commencera un autre voyage, sans doute...
Le jeune metteur en scène Nicolas Saelens est entouré d’une équipe qui aide chacun à constituer son propre langage, un langage personnel où le poétique touche aux vérités concrètes de nos existences, l’enfermement, les croyances, les étapes de l’existence, l’ignorance, la peur... Autour d’un noyau stable de collaborateurs, l’inspiration inter-agit puissamment, en tout cas, avec audace ; c’est ludique et pertinent à la fois, impertinent, en quelque sorte, de manière à être entendu par le public le plus mixte et le plus large possible ; et le pari est réussi en tissant progressivement les éléments de l’ensemble à offrir. Quand il manque un mot, juste un mot au comédien Philippe Rodriguez-Jorda, l’auteur Kossi Éfoui fournit deux jours plus tard un catalogue où l’acteur puisera l’impulsion qui manquait à son rythme sur scène. Quand le texte apparaît trop abstrait, fuyant, insaisissable, la musicienne Karine Dumont va dynamiser la partie de partition sur laquelle la comédienne Angeline Bouille ouvrira de nouveaux cadres en soufflant les repères où s’enfermait, avec le personnage, l’équipe entière ; et les repères ne sautent qu’avec la connivence de tous, ou de chacun, ce qui revient au même, car ça repose, à la fraction de seconde près, aux effet de régie par la grâce d’Hervé Recorbet à la lumière, lequel peut même transformer des lancers de confettis comme autant de feux d’artifice. Quant au travail sur les objets, la matière, le tissu, le vent lui-même, on comprend qu’il provient d’un art sans cesse renouvelé de la marionnette, c’est-à-dire de transformation sous forme humaine, parlante, ouverte, joueuse : que serait ici la plastique sans le plasticien Norbert Choquet et la costumière Marie Ampe par lesquels tout commence, en donnant vie à un simple ectoplasme ? On ne se le demande même pas.
L’envie de toucher à l’enfance a débouché sur des trouvailles scéniques et esthétiques qui atteignent à la Beauté-sens, une plastique où les significations sont habillées d’émerveillements constants qui, eux-mêmes, habillent de nouvelles esthétiques. À l’infini nous pouvons être tenus.
Jean-Jacques M’µ
(1) « Faire du théâtre est la chose la plus superficielle, la plus inutile du monde, et du coup on a envie de la faire à la perfection. » : Bernard-Marie Koltès, cité par la Cie Théâtre Inutile.
(2) OUBLIE ! spectacle tous publics à partir de 8 ans, édité par Émile Lansman. Écriture : Kossi Éfoui ; mise en scène : Nicolas Saelens ; regards extérieur et périphérique : Antoine Vasseur et Éric Goulouzelle ; musique : Karine Dumont ; plastique : Norbert Choquet ; costumes : Marie Ampe ; lumière : Hervé Recorbet ; jeu : Angeline Bouille et Philippe Rodriguez-Jorda. Tous les jours à 10h30 jusqu'au 30 juillet 2011 à Présence Pasteur, 13, rue du Pont-Trouca à Avignon.

Réservations auprès d’Élise Lebossé : 04 32 74 18 54 / 06 03 43 54 93.