
Les Jolies loques d’Antoine Chapelot revisitant les Soliloques de Jehan-Rictus
Quand on prend son billet au théâtre de l’Esperluette pour les Jolies loques, on se fait conduire dans un voyage lunaire. Le paysage y est plus mental, moins spectaculaire, et le crépuscule s’y montre plus modeste, mais au moins tout aussi émouvant, que le voyage en autorail au fond des ateliers alors désaffectés de la Plaine Saint-Denis où nous guidait Laurent Terzieff sur les traces des Enfers, inspirés de Dante sous la direction d’André Engel, en 1986.
Face au public : un banc public sur la scène. De là, va se développer une forme noire, noire comme la misère et vive comme la révolte, une révolte poignante, de celles qui vibrent d’exaspération et d’espérances à la fois, parce qu’elle veut s’offrir ce qui peut se vivre, ce qui s’aime et qui se partage.
N’empêche si je venais riche,
Moi aussi j’frais bâtir eun’ niche
Pour les vaincus… les écrasés,
Les sans espoir les sans baisers
Pour ceuss’ là qui z’en ont soupé
Pour les Écœurés, les Trahis
Pour les Pâles, les Désolés,
À qui on a toujours menti
Et que les roublards ont roulé.
La ballade autour de ce banc prend des allures de déroute, parfois, devant la faim, devant la mort, devant les amours mal comprises, seulement, ce qui reste présent, c’est la force de l’espérance. La vie qui se construit se bâtit ici sur des rêves à taille humaine, des rêves qui prennent corps avec ce corps qui se déploie, qui pointe du doigt, qui résiste ; avec ces regards clairs qui vont droit aux yeux des spectateurs, avec cette voix tendre qui module des chants à contretemps, avec ces danses maladroites qui tournent la tête de la pauvreté.
C’est-y que quand le ventre est vide
On n’peut rien autr’ que s’résigner,
Comm’ le bétail au front stupide
Qui sent d’avanc’ qu’y s’ra saigné ?
Comment qu’ça s’fait qu’on fait rien,
Qu’on acor’ la forc’ de poursuivre
Et qu’malgré tout, ben, on s’laiss’ vivre
À la j’m’en-fous, à la p’têt’-bien ?
Oh ! c’est qu’chacun a sa chimère…
Ici, l’accordéon de Philippe Delzers peut souffler le vent qui s’entend dans nos têtes, un souffle long et tonique, profond, qui puise sa vitalité dans des mélodies familières depuis la Commune, en renouvelant le registre, car le monde et les temps changent, il faut bien, et la régie de Thierry Ravillard n’y est pas étrangère quand elle solidarise ses poursuites aux déplacements en rond de cette figure de Pierrot charnel et frémissant. Une équipe travaille ainsi de manière sobre, à porter sa lumineuse présence à un environnement sombre et terriblement silencieux. Ce qui rend visionnaire une parole plus que jamais contemporaine, dont nos contemporains peuvent entendre depuis ces débuts d’année, comme un écho venu plus de cent ans auparavant, une poignante puissance. La puissance qui appelle à sortir de la ronde, la ronde des pas perdus.
J’ai beau m’trémousser, j’ai pas l’rond,
Je suis tremblant, je suis traqué
J’suis l’déclassé… l’gas distingué
Qui la fait à la poésie :
J’suis aux trois-quarts écrabouillé
Ent’le borgeois et l’ovréier,
Je suis un placard à douleurs
Je suis l’Artiste, le Rêveur
Le Lépreux des démocraties
Plutôt qu’un récital, et surtout pas un hommage, cette heure appartient, sous la forme des rondes parlées, au registre de ces salutaires retrouvailles avec nos fraternités trop souvent oubliées.
Jean-Jacques M’µ
Les Jolies loques, Jehan-Rictus par le Théâtre de l’Hyménée, d’après Les Soliloques du pauvre et autres poèmes de Jehan-Rictus (1897-1933), réédité chez Vox - Au Diable Vauvert avec une préface de Cécile Vargaftig, en 2009. Tous les jours 18h jusqu'au 31 juillet 2011 au théâtre de l’Esperluette, 8, rue Ledru-Rollin, Avignon. Réservations : 06 32 06 05 64.
Contact : Sylvie MAGRI 06 08 00 56 55 : prod.hymenee@gmail.com, www.theatredelhymenee.com