
Installée en Morbihan, la compagnie s’est concentrée sur la peur. Avec la peur de la mort, le Théâtre de l’Échange poursuit sa réflexion, commencée sous le signe de la peur de l’Étranger avec leur précédente création : “Le Joueur de flûte de Hamelin” d’après Samivel. C’est aussi, après tout, que “Le Roi se meurt”, de Ionesco, pouvait fasciner, ces derniers mois, même sans expressément songer à la chute fracassante de certains despotes et la non moins interminable agonie de Fidel Castro, à Cuba. C’est aussi que la troupe a su mettre en valeur, par son jeu, bien autre chose que ce sage équilibre de la peur qui était contemporain à son écriture, en 1962. C’est, enfin, qu’un demi-siècle après, la mise en scène d’Érika Vandelet vient ici judicieusement accentuer les déséquilibres de la peur, ses renversements, ses agitations telluriques, voire cosmiques.
Un royaume
Le travail de la compagnie s’est appuyé devant (contre, tout contre ?) un décor de mur, qui pourrait rappeler un pan de mur renversé, comme un tesson enfoncé de travers dans le sable, résultat de quelque chute d’astéroïde sur une terre aride et noire. Conçu et réalisé par la scénographe Valérie Jung et Jean-Michel Appriou, avec Hervé Manac’h, ce mur de chaux pourpre et d’ouvertures béantes sépare les personnages d’un monde inconnu, sombre et silencieux, d’où ils vont apparaître puis disparaître un à un. Il en résulte des effets de basculement où l’inquiétant le dispute au dérisoire en résonnant avec nos communes existences.
Le roi est interprété à la façon d’un enfant, et, avec ce parti-pris audacieux, le jeu de Jean Le Scouarnec confère au pathétique de l’agonisant, toute la tragédie d’un Petit Prince désormais sans fleur ni planète à protéger. Avec un pareil risque d’interprétation, dont le comédien s’est très habilement tiré (il a de magnifiques sourires, larges et hauts comme ceux d’un clown lunaire), c’est tout le plateau qu’il charge alors d’apprivoiser cette sinistre peur de l’inéluctable fin. Seulement, il n’est nul gardien pour l’en préserver, nulle servante pour le consoler, nulle médecine pour le guérir ; le roi cède progressivement aux injonctions de l’épouse qui surveille ses vaines tentatives et les derniers soubressauts de son histoire qui va s’achevant.
Deux femmes
Il y a de la peur d’aimer (ou d’être aimé ?) dans ce spectacle. Le roi Bérenger 1er est écartelé entre deux forces de femmes, d’épouses, de mères. L’une est implacable de lucidité, l’autre frémissante d’émotions vives et contradictoires.
La première, omniprésente, est la reine Marguerite, jouée par Jeanne Vitez ; jamais elle ne pleure, jamais elle ne crie, toujours elle dit juste et droit, sans détour. Elle est le bras terrible, aveugle et sourd, de l’indifférente injustice qu’on prête habituellement à la nature, aux éléments, aux normes intransigeantes de ce qui est institué, prédéfini, programmé. Hiératique, inflexible et opiniâtre, Jeanne Vitez est un cruel paradoxe de constante fidélité et d’altérité distante ; elle est l’implacabe dame de fer qui aura eu pu donner la vie comme elle accompagne, jusqu’à la mort, avec la froide détermination qui organise la mécanique de nos sociétés d’hommes.
La seconde, Marie, qu'interprète Anne Mauberet-Thunin, vibre de ces vains espoirs qui sont tout le bel attachement de nos existences. Si ses larmes peuvent faire rire ou exaspérer, au début, elle prend rapidement une dimension prosélythe au nom de son amour, un amour qui est tout le contraire de l’aveuglement, car elle ne cesse de le regarder, de le fixer, de se relier à lui. Elle est culture, des êtres vivants, sexués, uniques. Et seule.
Lorsque le roi lui dira : « Je ne t’aime pas ! » le public des enfants s’est écrié, offusqué.
Trois seconds rôles
Chaque figure porte, avec sa solitude, une part de la peur de mourir.
Pour la servante Juliette, sous les traits de Nathalie Ansquer, une variété de jeux va provoquer l’amusement ou l’émerveillement des spectateurs. Cette palette au service des situations les plus contradictoires, au lieu de disperser le personnage, lui donne en revanche une certaine épaisseur, notamment dans son empathie avec les souffrances du mourant. Il faut, pour s’en convaincre, la voir cirer les pompes du roi en lui parlant de son quotidien, un quotidien qui ne fait rêver personne... que le roi lui-même, en mal d’ordinaire !
Pour le garde, c’est Raphaël Poli, qui répercute les bulletins de santé jusqu’à l’emportement final où le panégérique prend un envol enthousiaste qui concentre tous les héros, tous les saints et tous les découvreurs qui font notre joie d’être humain parmi les humains, à partager les bienfaits des grands personnages historiques.
Là où la mâturité bienveillante de la servante sans illusion accorde une part de tendresse au mourant, la jeunesse ingénue de ce garde sensible et variant au gré des ordres transforme l’admiration des grands disparus en amour des morts, des grands morts. Deux dimensions de l’empathie en opposition entre elles et jamais relationnées avec le mystère du scientifique toujours appelé ailleurs, préoccupé d’autres inconnus, apparents par ondes de choc indirectes, dans les propos et les positions du Médecin du roi.
Pour ce Médecin, joué par Jean-Paul Dubois, les gants rouges portent à eux seuls l’exécution du programme entier, le suivi de son déroulement jusqu’à son achèvement presque complet ; il s’excuse, examine, se retire. De tous les personnages, il est celui qui ne transmet aucun sens de la merveille : sans états d’âme, les instruments entre ses mains s’excusent, examinent, se retirent... Il est l’objet fait sujet du roi.
Une assistance de première
C’est que cette première s’est jouée devant un parterre particulièrement représentatif de nos sociétés : des élèves de CM2 et leurs enseignants, des jeunes de collèges et de lycée, des personnes âgées, des handicapés, des soignants... il est à noter que la direction de l’Estran, où est reçue la Compagnie de l’Échange, n’envisage pas de poursuivre les expériences théâtrales. Ce qui meurt avec ce roi appartient aussi à nos approches de la vie.
Jean-Jacques M’µ