La grande supercherie européenne
Comment la finance a mis la main sur les pays européens en instaurant l’austérité et les inégalités sociales, depuis le traité de Maastricht en 1992.
En se soumettant à la Banque centrale européenne (BCE), chargée de la lutte contre l’inflation, en acceptant les directives de la Commission européenne concernant la réduction des déficits budgétaires, les dirigeants des pays membres de l’U.E, ont été des anti-sociaux pourvoyeurs de la misère et de la précarité dans ces populations, au bénéfice de la Finance.
Pour en comprendre le mécanisme, il faut remonter à la fin de la dernière guerre : les pays occupés par l’Allemagne, en retrouvant leur liberté ont pansé leurs blessures grâce à la puissante Amérique sortie vainqueur de ce conflit, ce qui signifiait prêter l’argent nécessaire aux entreprises et à l’Etat. Ce dispositif est connu sous le nom de plan Marshall. Evidemment, il était bienvenu dans ces pays exsangues. Ce n’était pas désintéressé : en refaisant marcher l’Economie par des investissements on récupère, souvent largement, les sommes insufflées dans la production. La France a donc connu trente ans, les « trente glorieuses », pendant lesquelles elle a été un pays émergent. D’autant plus que la main d’œuvre des prisonniers de guerre libérés (2 millions), devenait disponible pour la production agricole et pour l’industrie. Sur les murs paraissaient de grandes affiches qui incitaient à « retrousser ses manches ».
Le progrès et le modernisme engendrent mécaniquement l’inflation en incitant la population à l’achat de produits nouveaux plus performants. En effet plus il y a d’argent en circulation plus sa valeur unitaire baisse au fur et à mesure que les prix, liés à l’augmentation des transactions, montent par simple compensation. L’augmentation de la masse monétaire en circulation est encore accentuée par l’effet TVA, instaurée en 1954 qui frappe le produit, tout en épargnant l’Entreprise. Justifié à cette époque pour compléter son essor, elle a contribué et contribue encore à produire un effet multiplicateur des prix à la consommation. Or la répartition des richesses dépend essentiellement du patronat. Elle se traduit habituellement par l’augmentation du pouvoir d’achat, c’est- à-dire par l‘augmentation des salaires dans notre système économique libéral, quelquefois sous la pression des syndicats, bien que souvent avec retard. Ce qui revient à dire que l’inflation défavorise la population, en majorité ceux qui sont situés au bas de l’échelle sociale.
Ce qui n’a pas été dit, c’est que l’inflation défavorisait encore plus les prêteurs (banques et organismes spécialisés). Parce qu’en prêtant à moyen et long terme, ils devaient anticiper une perte de valeur de l’argent, probable, mais inconnue, ils devaient ajuster, par précaution, leur taux d’intérêt à un niveau élevé. Ce qui contribuait à augmenter les coûts des remboursements, donc alimentait l’inflation.
Cette course de rattrapage « pouvoir d’achat contre prix en hausse» entraînait une oscillation en créations monétaires qui pouvait devenir incontrôlable. On connait l’inflation galopante du Mark des années 1930. Elle avait été déclenchée par l’importance des remboursements des dommages de guerre que l’Allemagne s’était engagée à régler lors de la signature de l’armistice en 1918. Ce pays dont l’économie venait de sombrer avait comme seul moyen de remboursement, la fabrication, ex nihilo, de la monnaie par sa Banque centrale. Les alliés qui étaient submergés par cette masse monétaire libellée en monnaie allemande l’ont investi massivement dans ce pays d’origine, notamment par le renflouement ou la création de firmes industrielles. D’où la perte abyssale de valeur monétaire du mark, qui n’a pu s’arrêter que dans les années 1933-4 quand les alliés ont accepté un moratoire sur le remboursement de la dette, suivi de son arrêt définitif.
On comprend que dans le traité de Maastricht de 1992, l’Allemagne ait exigé d’instituer une Banque centrale européenne, chargée uniquement de réguler la masse monétaire en circulation. L’inflation qui avait tendance à monter, lui faisait peur : en 1974 elle était de 14 % en France. Le plus simple était de commencer par freiner les excès de dépenses que sont les investissements étatiques. Malheureusement la technique de base qui consistait à monter le niveau des taux d’intérêt pour freiner ces dépenses de l’Etat était délicate à mettre en œuvre car celles-ci étaient indispensables à la population, préservation de sa santé, de son bien-être, améliorations des infrastructures et de son environnement. Certaines dépenses avaient été déclenchées dans un passé lointain. En particulier les remboursements de grands emprunts d’Etat. D’où la directive fondamentale de la commission européenne, qui consistait à contraindre les pays membres de l’U.E à ne pas dépasser un déficit de 3% du PIB considéré comme à moindre risque. Or dans ce compte de solde, il y a aussi les recettes. Il suffisait que celles-ci soient insuffisantes pour que le déficit dépasse le seuil de 3% instauré par les directives européennes. Sans qu’un excès de dépenses en soit la cause. Pour caractériser une dépense trop élevée, ce n’est pas le solde qui compte mais son niveau.
Insistons sur ce fait fondamental : combler un déficit ne va pas diminuer la masse monétaire. La dépense globale du pays a eu ou va avoir lieu avec ou sans augmentation de la masse monétaire. Elle correspond à la production vendue (PIB). Celle-ci peut rester stable, mais se confronter à un manque de ressources, de provisions donc à un déficit compable. Si celui-ci est structurel, le provisionnement doit l’être également.
Sans supplément de production, sans croissance du PIB, il n’y a aucune raison qu’il y ait inflation. Incriminer les déficits étatiques est une tromperie coupable, car les experts de la comptabilité nationale ne pouvaient pas l’ignorer.
Par exemple financer le « trou » permanent de la Sécurité Sociale quelles qu’en soient les moyens, ne peut enclencher d’augmentation du PIB, donc sans effet inflationniste.
Pour faire accepter cette lutte par la population, on a prétexté que l’inflation lui était préjudiciable en jetant un voile pudique sur son effet, plus dangereux encore, pour les banques prêteuses. On a incriminé la technique de la création monétaire à son financement, connue sous le nom péjoratif de « planche à billets ». Relayés par les médias, les dirigeants estimaient qu’il fallait la considérer comme étant à l’origine de l’inflation, alors qu’il s’agissait seulement d’utiliser l’argent nécessaire à toute dépense. Certes une augmentation sensible de création monétaire pouvait en être le signe. Mais cette technique habituelle pour les Etats, a été supprimée en France par la loi du 3 janvier 1973. La fabrication monétaire étant toujours indispensable à l’activité, il a fallu la remplacer par la création bancaire, cette fois sous forme de prêts.
Cette méthode, reprise et généralisée, n’a pas modifié sensiblement l’inflation dans les pays de l’U.E. Celle-ci étant liée à l’augmentation de l’activité, il restait la solution de freiner la production, en baissant le pouvoir d’achat, meilleur moyen de la diminuer. Mais avec la perte de croissance, logique dans ce cas, le chômage augmente. Il suffisait que les entreprises résistent à l’augmentation des salaires compensatoires à la perte de valeur monétaire de l’inflation. Prenant prétexte que le solde budgétaire était déficitaire, les dirigeants ont réussi à faire croire que seul le volet dépense était la cause, alors que le manque de ressources (Impôts, taxes etc .), pouvaient également le justifier.
Ce n’est que si les achats, donc si la production vendue, le PIB, augmentent, que le flux monétaire induit l’inflation. La dépense en tant que telle, avec ou sans déficit budgétaire, quelque qu’en soient les ressources, a ainsi été mise en cause abusivement comme seule responsable de l’inflation. C’est une mystification dont se sont fait complices tous les dirigeants depuis 40 ans. Il faut le répéter, l’inflation provient uniquement de l’augmentation de la masse monétaire. C’est un flux et non un solde. L’argument qui consiste à dire qu’il ne faut pas dépasser le niveau de 3 % de déficit est une contrainte en trompe l’œil de façon à faire accepter la technique de l’emprunt bancaire.
Dans ces conditions, bloquer les salaires dans la fonction publique ou privée, comme diminuer leur recrutement a été la solution efficace pour la diminution de l’inflation. Parce que bloquer les salaires, ce qui revient à les baisser en période inflationniste, diminue les achats, le niveau du PIB a cessé d’augmenter progressivement. En France, pendant les trente glorieuses, les syndicats encore puissants, en incitant aux grèves dans le domaine industriel et quelquefois dans la fonction publique, ont combattu sans succès cette technique de restriction du pouvoir d’achat dans la population. Le chômage qui résultait de la baisse de la croissance, devenait ainsi la variable d’ajustement structurel.
C’est la diminution de l’activité qui à terme, conduisant à la stagnation, s’est avérée efficace : l’inflation a baissé jusqu’à se situer à un niveau moyen proche de 1 % peu significatif, issu des stagnations progressives du PIB. Le risque de désinflation existe en permanence.
Le progrès par l’investissement privé ou public est la seule façon d’éviter le marasme économique et la souffrance d’une partie de la population et de la majorité des travailleurs. La création monétaire qui s’ensuit généralement, et l’inflation qui lui est liée, existe aussi bien avec les ressources de la « planche à billets » qu’avec l’emprunt avec toutefois, dans ce dernier cas la création de la dette souveraine et son augmentation due aux intérêts. Lutter contre l’inflation en supprimant la libre création de la monnaie par la Banque centrale nationale, est à l’origine de la dette souveraine. C’est le prix à payer pour la population, qui en présence d’un chômage massif, ne permet pas, avec les contraintes européennes, d’espérer des compensations par l’augmentation du pouvoir d’achat.
Paradoxalement, ce système est devenu un piège pour la finance elle-même, dans la mesure où le niveau des taux d’intérêt a baissé au point d’être proche de zéro. Il est quelques fois négatifs, dans le but, pour le prêteur de l’Etat, de préserver son capital dans une période d’activité réduite pouvant mener à une crise financière de grande ampleur. C’est en effet un risque pour les banques dont les bénéfices, relativement faibles en regard des masses de dettes accumulées dans le monde, ne permettent pas de capitaliser des réserves suffisantes en cas de défaut d’un pays. Etant donné l’importance des pressions exercées par ces dettes souveraines, si un défaut de faible ampleur survient, « l’effet papillon » entraînera une crise systémique d’une ampleur supérieure à celle des « subprimes ». Les grandes banques les plus exposées disparaîtront, entraînant des dommages considérables. Avec la même logique dynamique, mais avec une inversion de sens, on se retrouverait dans un marasme de même type que celui de l’inflation galopante.
En revanche, favoriser en permanence la dépense d’investissement, quitte à contrôler l’inflation si elle survient, c’est favoriser le progrès social, comme l’a analysé J.M. Keynes [1], un grand économiste du 20 e siècle qui n’a pas hésité à dire qu’il fallait « euthanasier » les rentiers, sous -entendu, le monde de la finance. Ce qui suppose d’être à nouveau maître de sa monnaie... et de ses déficits éventuels. C’est l’abandon de ce système qui a entraîné le marasme sociétal actuel, pour le grand bénéfice, bien qu’aléatoire, de ces « rentiers » que sont les financiers.
Extrait de : L’Economie humaine n’est pas un gros mot (Bookelis)
Louis Peretz (louisperetz@gmail.com)
[1] Avec son livre majeur « Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie » il est le premier monétariste à avoir lié l’emploi à la finance.