C'est un état un peu désagréable dans lequel plonge le dernier livre de Colson Whitehead, qui est sorti en poche cette année : un mélange d'agacement, de défiance et de mépris pour un pays entier, ce qui n'est pas rien. "Underground railroad", comme les romans précédents, révèle un grand auteur : à la fois capable de construire des personnages, de dérouler une histoire qu'on ne souhaite pas abandonner en cours de route, et même de lancer à intervalles réguliers des surprises plus ou moins importantes qui font reconsidérer sans cesse la lecture passée du livre. La différence c'est que cette fois, la "question noire" est prise de front, et n'est plus dissimulée discrètement dans le récit, comme une coloration ou une information qui explique certaines situations. Là, on parle de l'esclavage, en plein. Et cela retourne l'âme.
L'histoire est celle d'une jeune femme qui s'enfuit d'une plantation où elle est esclave, avec l'aide d'un autre travailleur. Ce Caesar, anciennement libre et sachant lire, est en contact avec un homme blanc, membre d'un réseau qui exfiltre des Noirs évadés grâce à un train sous-terrain. Autour de cette jeune femme qui voyage ou se cache une bonne partie du livre, on croise de façon profonde plusieurs destins, des personnages dont la vie et les pensées sont partagées. Il y a sa grand-mère d'abord, razziée en Afrique, transportée et vendue plusieurs fois ; sa mère , la première et unique esclave enfuie de la plantation qui n'a jamais été retrouvée et punie ; plusieurs Justes blancs embarqués dans le sauvetage des esclaves en fuite, avec des degrés d'implication, une volonté, et une compréhension politique variables mais qui sont néanmoins mouillés dans la clandestinité de l'abolitionnisme en terre de Sud ; un chasseur d'esclaves très efficace et tenace, qui n'est, de façon troublante, pas le pire personnage ; des maîtres violents ou plus patients ; des esclaves ou anciens esclaves aux destins très occasionnellement apaisés. Globalement, on observe surtout pendant tout le livre l'horreur de la violence arbitraire des hommes à la tête d'une plantation, et des simples citoyens des villes et villages, qui prodiguent des tortures et des coups avec une décontraction sans borne. Une bonne pendaison de Noir dont le cadavre finit en fumée, ou les supplices alambiqués qu'on fait subir à un évadé retrouvé : voilà ce que l'on partage dans une socialité de riches du Sud, et qui permet de faire perdurer l'obéissance. Ailleurs de bonnes âmes anti-esclavagistes opèrent des femmes pour les libérer de leur fertilité maudite de miséreuses - sans les en informer bien sûr. Dans un autre Etat, on a replacé les esclaves noirs par des sous-prolétaires irlandais débarqués fraichement, qui sont finalement plus rassurants à exploiter. A ce moment du livre, la lectrice* peut imaginer que les bâtards issus du viol des pauvresses par les propriétaires seraient moins dérangeants en roux qu'en métisses à la peau sombre ; ou que finalement des pauvres migrants coûtent aussi peu cher que des Noirs sans liberté, mais finalement moins cher à maintenir en obéissance. Oui, on devient très cynique en lisant Underground Railroad : on en vient à imaginer avec une certaine banalité la pensée raciste des propriétaires d'humains et de toute la société qui rend possible leur existence.
Le livre sonne d'un ton cynique et désabusé, drôle même en grande partie. On démarre sur les chapeaux de roue avec le voyage d'Ajarry la grand-mère, trimballée ici et là dans une grande neutralité de ton. Colson Whitehead décrit en long et en large, à travers des situations plus glaçantes les unes que les autres, la violence morale et physique qui permet de maintenir dans le temps long cet esclavage. Des considérations économiques montrent d'ailleurs assez bien que la prospérité du Sud a pu perdurer artificiellement grâce à la violence brutale, pendant des décennies**. Mais l'esclavage coûte cher à long terme : il faut maintenir une morale et une politique, construites à grands frais, de façon permanente. Et pour cela, il faut qu'à la tête des exploitations, on ait des gens qui "dans un pays normal (...) seraient des bandits". Le racisme nécessaire et entretenu avec soin montre bien combien cette économie est un fait total et que tout le système se doit de fonctionner dans une logique commune. Quand les canailles dirigent, les juges doivent être corrompus, et les gens les plus neutres voire bienveillants sont tenus de croire à l'infériorité des gens de couleur. Les discours, les lois, les hommes aux commandes, plus crapuleux les uns que les autres, orientent toute l'énergie vers le maintien de l'idéologie et la persévérance du rapport de force policier et politique.
Pourtant il s'agit de l'histoire du chemin de fer souterrain, a priori porteur d'espoir, qui fait passer Cora d'un Etat à l'autre dans une relative sécurité. Des gens sont là qui aident, nourrissent, protègent et transportent en secret des fugitifs. Il y a un penchant au merveilleux, au fantastique, chez Colson Whitehead : sa route du rail est matérialisée et devient un vrai chemin de fer. On apprend ailleurs que le terme est pourtant métaphorique et servait plutôt de nom de code pour échanger sur le sujet (https://fr.wikipedia.org/wiki/Chemin_de_fer_clandestin). Ici, des conducteurs qui ne savent souvent pas grand'chose mais agissent avec enthousiasme, viennent chercher les fugitifs et quand ils le peuvent s'en occupent. Les longs couloirs, dont l'existence est si surprenante, permettent une petite note acide : "- Qui l'a construit ? - Qui construit les choses dans ce pays ?"*** C'est un amateurisme volontaire, pour que personne ne puisse révéler ce qui se passe dans le réseau, qui cause les soucis également : il arrive que Cora soit coincée parce que celui qui l'a récupéré n'est plus en contact avec personne, ne sait rien de la suite. Le sol n'est jamais sûr pour un Noir, puisque même des hommes libres peuvent être pris arbitrairement comme esclave à l'occasion.
Cora tue un Blanc au passage. Ça en fait des tabous brisés. S'enfuir, tuer. Il n'y a pas d'apaisement dans la fuite, c'est haletant. La narration conduit finalement à une perte d'espoir, une désillusion qui nous est racontée par le passage à l'âge d'esclave des négrillons - enfants innocents qui reçoivent leur première raclée fondatrice, souvent un peu par hasard, celle qui éteint leur regard à tout jamais et détruit pour un long temps l'idée même de se rebeller. La lectrice apprend que chaque instant de bonheur se paie au centuple en horreur. A l'occasion, il existe de petites échappatoires, comme la fête lancée par Jockey qui choisit, certains dimanches, de fêter son anniversaire : il a le droit de lancer la fête, les maîtres regardent ailleurs, du fait de son grand âge "Personne ne lui reprochait ses caprices. Tous lui savaient gré d'être le plus vieil homme de couleur qu'ils aient jamais rencontré, et qui avait résisté aux tourments, grands et petits, imaginés par les Blancs. (...) Les Blancs le laissaient tranquille à présent. (...) Les Blancs se taisaient. Comme s'ils avaient renoncé, ou décrété qu'un semblant de liberté était le pire des châtiments en relief de la magnificence d'une vraie liberté". Mais l'anniversaire de Jockey peut tourner mal, et on sait déjà que tous les autres moments de tranquillité et de joie finiront dans le sang, l'humiliation, le fouet ou le feu.
Ainsi, même si on sourit ou ricane par moment, le dépit s'installe doucement en tournant les pages. Déjà on perd confiance dans les Blancs, si on ne ressent pas de ressentiment général à l'égard de l'hypocrisie de la société blanche**** dans son ensemble, voire envers les mâles noirs qui peuvent participer à l'oppression par rebond, et en particulier des femmes, avec un enthousiasme déroutant*****. Aussi sûrement que Cora, la lectrice en vient à ne plus baisser la garde et ne connaît aucune pitié tout au long des 400 pages. Pire, on se méfie de tout : immédiatement après avoir ressenti un peu d'espoir - en rencontrant un humain plus courageux ou moral que la majorité - arrive la déception car l'action juste ou droite est réduite à néant, et cause la fin ou les souffrances du Juste. On en vient à anticiper les ennuis et trembler dès que les Noirs trouvent un peu d'autonomie : le pire rode, compagnon de la laideur, la méchanceté ignare et les foules frustrées.
Le plus dur à encaisser est peut-être son propre état d'esprit de lectrice classique de roman, baladée par la subtile narration : malgré ce catalogue de monstruosités, la répétition inéluctable, les variations subtiles des processus de déshumanisation, dont on sait qu'ils n'ont pas cessé au moment historique où on ferme le livre, on se réjouit à chaque fois que Cora s'en sort. Comme si une seule âme sauvée, une vie ouverte vers l'avenir, compensait toute les existences interdites. Même si l'ampleur de l'horreur écrase, on attend la suite, Cora est notre héroïne. C'est à mon avis la grande force de Whitehead : mettre la lectrice dans une situation gênante, en un lieu où elle est à la fois avec le personnage principal, pour toujours méfiante du monde des Blancs, et trimballée par la partition des émotions choisies par Colson Whitehead, qui nous autorise ici et là à nous réjouir, au coeur de la tragédie.
En lisant ce livre de bout en bout, on comprend un peu mieux (tout en la pensant assez injuste, pour mon cas) l'ire qui a entouré les paroles de Christine Angot en juin dernier. Simplifiant à l'extrême les différences d'objectif dans la déshumanisation entre annihilation des juifs souhaitée par les nazis et l'usage d'un bétail humain par les Blancs du Sud, elle disait que les marchands d'esclaves se devaient de ne pas abîmer la marchandise pour la vendre. Cela a choqué. Tout en pensant qu'elle n'a pas tort dans l'idée (toutes les horreurs ne sont pas les mêmes), il lui manquait peut-être une observation plus documentée de la barbarie nécessaire au maintien de la servilité, comme illustrée dans le contexte des plantations américaines (mais aussi françaises). L'avantage du bétail animal, c'est qu'il a peu de propension à la révolte ; le bétail humain quant à lui a des revendications permanentes : il souhaite connaître ses enfants, les aimer, s'amuser, donner un point de vue, chanter, il pourrait même avoir l'idée de s'organiser politiquement pour faire du nombre une force ; il a beaucoup trop de demandes pour qu'on le laisse simplement exister. Mais si une française blanche du début du XXIè siècle peut oublier qu'il doit y avoir beaucoup de violence, d'êtres perdus, pour tenir la servilité, Colson Whitehead nous le rappelle de façon majestueuse.
En me relisant, je me demande si ce compte-rendu donne envie, tant il semble sombre et désespéré. Déjà, il est clair que les émotions sont au rendez-vous. Mais qu'est-ce qu'on en peut en tirer pour aujourd'hui ? Pour moi, principalement, qu'il est inconcevable qu'un pays puisse tourner sur un racisme aussi brutal et bête, sans jamais qu'une réconciliation nationale n'aie eu lieu : les problèmes ne peuvent pas évoluer, et Trump est une incarnation presque parfaite d'une part de la population décrite dans ce livre. Dans un documentaire passé récemment sur Arte******, Baldwin rappelle aux Blancs américains que l'histoire des Noirs américains n'est pas un problème pour les Noirs, mais pour les Blancs, qui doivent se demander pourquoi ils ont besoin des Noirs pour exister. Notre pays est d'un racisme assez bien installé, et nous avons le droit de nous poser la question ici aussi, dirait Jean Ziegler. Puis, cette question existentielle se décline assez bien au coeur du libéralisme sauvage et concerne notre mépris des sous-prolétaires invisibles de notre confort : elle mérite à mon avis de monter à la surface. C'est l'économie des extrêmes dont j'ai parlé en note, qui finalement glisse aisément sur l'économie du confort et de l'oubli des inégalités nécessaires : pour un riche on a besoin de beaucoup de pauvres, et nous sommes riches. Une question en l'air qui peut être méditée plus généralement. Finalement, hier avait lieu la commémoration du débarquement du premier Noir sur le sol américain, le 25 août 1619 : l'énormité de l'information (400 ans !) ne m'aurait peut-être pas sauté aux yeux aussi violemment avant la lecture du livre.
* On parlera ici de "lectrice" en hommage à Guy Bennett, dans son récent "Œuvres presque accomplies".
** D'un point de vue technique, cette question du maintien à bas coût du travail sous contrainte - qu'on pourrait qualifier d'économie des extrêmes - connaît des variation intéressantes et permet des discussions encore d'actualité - https://info.arte.tv/fr/pratiquement-tous-les-produits-chinois-bon-marche-proviennent-dun-camp-de-travail?fbclid=IwAR10nhjKb6Eb2_QhFHX2Q5sSLgYIW2fwC8nfvdJpATlRSdQYcgM3DUrreb0
*** Ce qui rappelle la remarque de Nalo Hopkinson dans "En direct de la planète Minuit" : pour comprendre les interrogations des féministes noires contemporaines, par exemple au regard des romans de science fiction, il suffit de se poser la question "Who is doing the dirty job ?". Effectivement on comprend vite si cette question est abordée ou non par un auteur, et donc s'il se positionne face aux questions d'oppression ou les oublie.
**** Le livre qui provoque le même type d'étonnement un peu nauséeux, sur notre propre société, est "La haine de l'occident" de Ziegler, qui prend la forme d'un essai un peu plus systématique concernant les violences arbitraires du fameux "mâle blanc" brutal dans les cinq cents dernières années.
***** C'était déjà un point important dans l'exposition à la Maison Rouge sur les poupées noires des Etats-Unis, et apparaissait dans des poèmes de femmes esclaves : elles sont celles qui sont sans protection, mais encore plus exposées à la violence puisque objets sexuels permanents, et en charge des enfants, qu'on leur arrache pour les vendre ou qu'elles voient mourir.
******* "I am not your negro" - la réponse d'un intellectuel à ce qui est posé par le romancier.