Billet de blog 4 novembre 2025

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Yamine Boudemagh

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Pour une écologie du bonheur (Deuxième partie)

Ou le courage d’être heureux tout simplement

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Le devoir d'être heureux © Yamine Boudemagh

On s’est laissé voler notre joie. Pas par la violence. Pas par un dictateur. Pas par un cataclysme. Mais par une posture. Une élégance triste, une fatigue chic, un soupir qui dit : « J’ai compris la vie, et elle est laide. » puis déboutonne deux boutons du haut de sa chemise blanche et joue le philosophe de chaîne d’information continue. 

En fait, on s’est mis à écouter les nombrilistes. Vous savez, ceux qui se regardent le nombril et décrivent la France :

 - La France est petite

- Ben non mec, c’est ton nombril

- La France est creuse

- Ben non mec, c’est ton nombril

- La France est cicatrisée

- Ben non mec, c’est ton nombril

- La France est sale

- Alors là je préfère ne pas savoir …

On a confondu gravité avec profondeur, noirceur avec lucidité, tristesse avec sérieux. 

Et si le vrai courage était ailleurs ?

Dans le sourire malgré tout. Dans la douceur volontaire. Dans la joie comme discipline politique.

La politique est la recherche du bonheur. La comptabilité, son moyen. Et non l’inverse.

Le bonheur n’est pas une distraction. Ni une naïveté. Encore moins une démission face au monde.

Le bonheur est une résistance.

Une étincelle qui refuse la nuit totale. Une volonté ferme d’habiter le monde, pas seulement de le diagnostiquer.

Le complot silencieux de la noirceur

Nous vivons à une époque où la lucidité s’est faite grise. 

Où les films qui hurlent la misère humaine sont encensés comme s’ils dévoilaient la seule vérité possible. Le héros tragique, prisonnier de sa rancœur, figure sacrée d’un monde fatigué, incapable de saisir une main tendue, incapable de sourire sans se trahir.

Ce culte de la désespérance n’est pas la sagesse. C’est une paresse intellectuelle travestie en clairvoyance.

Dire « tout va mal », ce n’est pas penser, c’est abdiquer.

Dire « c’était mieux avant », ce n’est pas penser, c’est se condamner à répéter les erreurs du passé.

La vraie pensée cherche une issue. Une brèche. Une lumière.

L’intelligence ne se mesure pas en degrés de désespoir.

Elle se mesure en capacité à créer de l’accord, à bâtir du sens, à tisser du lien.

Réhabiliter l’intelligence du lien

La pensée froide, calculante, détachée, cette prétendue pureté du regard analytique, a fini par congeler le cœur des conversations.

Mais l’intelligence n’est pas un scalpel. C’est un organisme vivant.

Être intelligent n’est pas de savoir que E = MC2, ni même de savoir ce que ça veut dire. C’est de savoir à qui ça sert.

Faire intelligence avec quelqu’un, même avec l’ennemi, ne signifie pas capituler. C’est donner à l’intelligence tout son sens.  Cela signifie comprendre, relier, faire émerger du commun.

Le pessimisme coupe. Le bonheur relie.

Là se joue la rupture : 

L’intelligence du malheur est une intelligence en échec. 

Elle dissèque mais ne construit plus.

L’intelligence du bonheur, elle, cherche l’harmonie, non pas comme décor zen pour salon bourgeois, mais comme architecture de survie collective.

Kant, Ubuntu, Confucius, Al Farabi

Kant nous avait prévenu; le bonheur n’est pas une fantaisie, c’est une exigence inscrite dans la raison pratique. On peut apprendre la vertu par répétition, comme un muscle qui s’entraîne. Comme le sourire qui revient à force d’être tenté.

Descartes pensait avoir trouvé : “Je pense donc je suis”. Il avait oublié de rajouter “seul” : Je pense donc je suis… seul. Je pense… à moi, donc je suis seul. Et seul, il l’était, tout seul face à son poêle.

Comme en écho, l’Afrique, du haut de son Ubuntu, lui répondait : Je pense… aux autres, donc je suis. Il est là le vrai bonheur : Se rendre utile à son voisin. L’être humain n’existe qu’avec les autres. La philosophie Ubuntu d’Afrique australe le confirme : 

« Je suis parce que nous sommes. »

Plus à l’est, au proche-orient, Al-Farabi imaginait une cité vertueuse (آراءُ اَهْلِ الْمَدینَةِ الْفاضِلَة), une société dirigée par un philosophe, sage, vertueux incarnant la raison et la justice, et dont le rôle premier est d’assurer le bonheur ( سعادة) des citoyens.

Comme chez Platon, la société est divisée selon les capacités de chacun; les sages et les philosophes gouvernent, les gardiens protègent, les producteurs assurent les besoins matériels. Chacun exerce la fonction qui correspond à sa nature et à ses capacités intellectuelles.

À l’instar de l’ordre cosmique, l’univers est hiérarchisé. Et la finalité de la cité vertueuse est d’atteindre le bonheur véritable. Ce bonheur ne se confond pas avec les plaisirs sensibles, la richesse ou le pouvoir, mais avec la connaissance et la vie vertueuse.

Al-Farabi oppose sa cité vertueuse à plusieurs types de cités corrompues, qu’il appelle cités ignorantes : la cité du nécessaire centrée sur les besoins primaires, la cité de l’échange vouée au commerce et au profit, la cité de l’abjection à la recherche des plaisirs, la cité des honneurs qui vise la gloire, la cité de la puissance qui veut dominer, et même la cité de la démocratie où chacun fait ce qu’il veut, sans se soucier de son voisin.

Encore plus à l’est, en extrême-orient, le confucianisme nous enseigne que l’harmonie n’est pas un accident, mais un effort, un art social. 

Ces civilisations parlent d’une même voix; l’être humain se construit dans le lien. Le bonheur est une œuvre collective; la souffrance n’est pas une fatalité métaphysique, juste un échec relationnel.

L’utilité, l’antidote à l’aliénation

Le capitalisme nous a vendu la réussite solitaire, la quête individuelle, la performance narcissique.

Et nous voilà, riches de vide, connectés mais isolés, visibles mais invisibles au fond.

Ce qui sauve, ce n’est pas consommer. C’est contribuer.

Être utile. Être vu. Être partie prenante du monde.

L’utilité n’est pas une morale sacrificielle. C’est la route la plus courte vers la joie de vivre.

La peur du bonheur

Le drame n’est pas le malheur. C’est l’habitude du malheur. Le confort étrange qu’on trouve dans ce qu’on connaît déjà, même si ça fait mal.

Ce que raconte Stefan Zweig dans des nouvelles;  certains préfèrent le confort de leur malheur, dont ils ont pris l’habitude plutôt que l’inconfort d’un bonheur nouveau pour eux. Ils leur est difficile de supporter la vulnérabilité d’être aimé.

Saint Exupéry l’explique; si la vie du passé semble mieux nous répondre, c’est parce qu’elle correspond à notre langage qui fut établi pour le monde d’hier, et, ce langage porte en lui le visages des morts.

Le bonheur exige de s’ouvrir, et donc de risquer. Ceux qui se revendiquent imperméables à l’autre sont juste terrifiés à l’idée d’être heureux.

Choisir la joie, c’est devenir fragile. Et c’est là précisément que naît la force, dans la pleine conscience de sa fragilité.

L’impératif du bonheur

Face au cynisme, pessimisme chic, à la fatigue culturelle de nos sociétés pleines mais vides, il faut choisir.

Pas la facilité. Pas le déni.

Mais la joie lucide.

Le bonheur est un travail sans cesse renouvelé. Une posture morale affirmée. Un devoir de résistance.

Sisyphe ne roule pas son rocher pour rien. Chaque poussée est une victoire: chaque élan, une fidélité au monde.

Le courage d’être heureux est la dernière insurrection, aussi la plus féconde.

La lumière n’est pas une fuite. Elle est un combat. Et il est temps, ensemble, d’apprendre à croire à nouveau.

Après tout, nous dit Yuval Harari, c’est parce qu’il a su créer du lien que Sapiens a survécu. Certainement pas parce qu’il a su former une nation assemblée pour voter un budget.

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