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« À peine arrivé, l'immigré n'est plus un émigré:
comme l'oiseau migrateur, il a perdu son ancien nid sans pour autant en trouver toujours un nouveau.
Simplement, il a volé de ses propres ailes et changé ses habitudes: le migrant fait sa mue. »
Odon Vallet, Mots, n°60, septembre 1999, pp. 166-169
Une distinction subtile se cache derrière les termes "immigré" et "immigrant", deux mots apparus à des moments différents de l’histoire.
Le terme "immigré" a vu le jour en 1769, tandis qu'"immigrant" est apparu en 1787. En quelque sorte, un immigrant est celui qui est sur le point de devenir un immigré; tout comme un émigrant (terme de moins en moins utilisé) est celui qui deviendra un émigré. Ces mots ont trouvé un écho particulièrement fort avec l’évolution des transports et l’histoire des mouvements coloniaux et décoloniaux.
On remarque que le terme "immigré" est plus fréquemment utilisé que "émigré". L'accent est souvent mis sur l'arrivée et l'intégration dans une nouvelle société, plutôt que sur le départ d’un pays. L’expérience du migrant est donc souvent vue comme un processus d'insertion dans une nouvelle communauté, plutôt que comme un simple acte de quitter son lieu d’origine.
Cette différence de perspective soulève des questions importantes sur les dynamiques de l’échange et de la mobilité, et les défis qu’ils comportent pour les individus comme pour les sociétés.
Prenons un exemple concret.
Un habitant de Sarrebruck en Allemagne s’installe à Forbach en France… dix kilomètres plus loin. Il devient administrativement un « immigré ».
Son voisin, lui, quitte la Lorraine et Forbach pour s’installer en Occitanie, à Collioure plus précisément, 992 kilomètres plus loin… près de la frontière espagnole, mais toujours en France. Administrativement, il reste un « Français ».
Pourtant, qui des deux est confronté au plus grand bouleversement culturel ?
- L’Allemand qui retrouve en France une communauté germanophone ?
- Le Lorrain, devenu Occitan, mais toujours français et qui doit s’acclimater à une nouvelle culture locale, à une langue régionale différente et à des codes sociaux inédits ?
Ce cas illustre combien la définition d’« immigré » repose sur une vision purement administrative et non sur une réalité humaine.
Mais allons plus loin.
Peut-on être « illégal » en tant qu’individu ?
Le mot « immigré » ne figure ni dans le Code civil, ni dans le Code pénal. Il est certes mentionné dans d’autres codes comme celui du Travail ou de la Santé Publique entre autres. Mais il ne peut pas être compris comme une circonstance aggravante lors d’un délit ou d’un crime. Il est donc important de rappeler qu'aucune disposition légale n'établit de lien entre immigration et délinquance.
"L’immigré" est un concept forgé par les démographes pour désigner une situation administrative, mais il ne définit ni une condition humaine ni une identité en soi. Il n’est pas une qualité intrinsèque à une personne, mais une étiquette temporaire, un point de passage dans un parcours de vie.
En droit, on peut commettre un acte illégal, mais on ne peut pas être illégal. L’idée même d’un « être illégal » est une absurdité juridique.
Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs rappelé, dans une décision de 1993, que le principe de légalité des délits et des peines doit respecter l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 :
" La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires,
et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée"
Cet article souligne deux principes fondamentaux du droit pénal :
La nécessité des peines : Les peines doivent être strictement nécessaires, ce qui signifie qu'elles doivent être proportionnées à l'infraction commise.
Le principe de légalité : Nul ne peut être puni sans qu'une loi ait été établie et promulguée avant le délit. Cela garantit que les individus ne peuvent être sanctionnés que pour des actes qui étaient illégaux au moment où ils ont été commis.
"Ces exigences ne concernent pas seulement les peines prononcées par les juridictions répressives mais s'étendent à toute sanction ayant le caractère d'une punition même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non juridictionnelle."
Un immigre illégal par essence, ça n’existe pas !
Prenons un autre exemple.
Une femme enceinte, ayant fui la guerre ou la misère, traverse des frontières pour rejoindre la France. À son arrivée, elle n’a pas de papiers en règle. Peu après, elle donne naissance à un enfant sur le sol français. La question se pose alors : son bébé est-il lui aussi en infraction ?
La réponse est non. En droit français, la loi ne reconnaît pas la transmission de l’« illégalité ». L’enfant n’a pas enfreint de loi, il n’a commis aucun acte répréhensible. Il est né, tout simplement. Et en vertu des principes fondamentaux du droit, l’innocence ne se présume pas, elle est un état de fait.
Historiquement, l’assimilation de certaines populations à une catégorie illégitime a eu des conséquences désastreuses. Les lois d’Octobre 1940 du régime raciste de Vichy avaient ainsi créé un « statut » spécifique pour les Juifs, les rendant indésirables non pour leurs actes, mais pour ce qu’ils étaient.
De même, la ségrégation raciale aux États-Unis reposait sur la criminalisation d’une simple appartenance ethnique.
Aujourd’hui encore, certaines politiques migratoires tendent à reproduire ces logiques en érigeant la présence d’un individu en infraction, alors même que le droit international, notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme, garantit à chacun la liberté de circulation.
La notion d’immigré est une construction administrative
En somme, la notion d’immigré est une construction administrative, et l’idée d’une personne « illégale » est une aberration juridique et historique.
La décision de rendre une personne immigrée illégale repose souvent sur une démarche administrative plutôt que judiciaire. En effet, il s'agit généralement d'une décision prise par les autorités de l'immigration et non par un tribunal de justice. Cela implique que, contrairement à un délit clairement défini dans le cadre d'une procédure judiciaire, l'individu concerné ne peut pas toujours savoir précisément sur quoi repose cette décision. L'absence de clarification sur le “ délit " en question empêche ainsi de se défendre correctement lors d'un procès, ce qui va à l'encontre du principe d'un procès équitable dans un délai raisonnable.
L’humanité est une suite ininterrompue de déplacements et de brassages culturels. Vouloir figer ces dynamiques dans des catégories rigides revient à nier la fluidité de l’histoire et des sociétés.
Un immigré n’est jamais qu’un voyageur qui s’installe.
Et nous sommes tous, à un moment donné, les étrangers de quelqu’un d’autre.