
Depuis le mercredi 03 mars 2010 et la sortie nationale du film "Amer", seules trois salles en France le diffusent : le cinéma Devosge, le MK2 Beaubourg à Paris et Le Club à Grenoble. Pour l'occasion, le cinéma Devosge proposait une projection spéciale en présence des deux jeunes réalisateurs belges, Hélène Cattet et Bruno Forzani. Un premier long-métrage pour lequel Cyril Jacquens, directeur du cinéma, a eu un véritable "coup de cœur". Un film atypique digne d'une expérience cinématographique à la fois sensorielle et troublante...
Un triptyque psychologique
D'emblée, Hélène Cattet avertit les spectateurs : "Le film n'a pas été écrit de manière classique. Il est à ressentir dans votre corps. Il est fondé sur la sensation. Vous êtes le cerveau du personnage principal, Ana". A la fin de la projection, Bruno ajoute avec humour : "C'est un film dont le spectateur est le héros". Tel un triptyque, le film se décompose en trois parties : Ana enfant, Ana adolescente et Ana à l'âge adulte. Celle-ci est confrontée à la peur et au désir aux trois moments clés de sa vie. Avec déjà 5 courts-métrages à leur actif, Hélène et Bruno confirment leur passion pour ce format, même dans leur premier long-métrage : "Nous aimons le format court d'où l'idée de faire un film en trois parties (...) Nous voulions plonger le spectateur dans l'univers de la protagoniste, un univers érotique et fantasmatique". Amer est une quête identitaire au goût de mort et d'érotisme, un voyage charnel qui entremêle fantasmes et réalités, plaisirs et douleurs, espoirs et peurs. Tout au long du film, le spectateur est plongé dans la psyché d'Ana : ses pulsions, ses désirs, ses fantasmes, ses angoisses ; avec en trame de fond, les réminiscences du complexe œdipien freudien.
Un renouvellement de genres cinématographiques
Thriller, horreur, fantastique et érotisme se conjuguent dans Amer et renouvellent le genre cinématographique italien : le giallo. François Cognard, producteur du film, explique : "Ce n'est pas facile de produire un film aussi atypique en France. Nous avions un petit budget mais nous y sommes parvenus. Nous nous adressons à un public particulier, c'est un cinéma qui appartient aux années 60-70, dans la lignée de Dario Argento avec une esthétique propre au giallo. Le film est à la fois tourné vers le passé mais il s'assume au présent". Les images en monochrome rouge, vert, ou bleu renvoient à ce genre cinématographique. Les plans sont très graphiques et esthétiques. Hélène tient à souligner que ces références cinématographiques ne sont pas de simples clins d'œil, ils participent à la thématique du film : "Nous avons joué avec des archétypes que nous avons réutilisés mais pour alimenter la quête du personnage".
La 1ère partie d'Amer se déroule en huis-clos dans une maison à l'atmosphère aussi oppressante que celle de Shining (Stanley Kubrick). Elle rappelle le film gothique italien, tel Les Trois visages de la peur de Mario Bava (1963) avec le bruit éclatant des gouttes d'eau sur le sol qui lui font référence. Un personnage fantasmagorique, aussi mystérieux qu'effrayant, une femme vêtue de dentelle noire renforce ce style gothique. La 2ème partie est inspirée des films érotiques japonais des années 70. C'est l'heure où Ana goûte aux prémisses de la liberté, figurée par l'immensité de la mer et la lumière du soleil. Sa sensualité et sa féminité se révèlent par une succession de gros plans sur ses lèvres pulpeuses, sur sa petite robe qui vole au vent en dévoilant ses cuisses et sa poitrine généreuses. Un jeu de sensualité voilée et magnifiée. Enfin, la 3ème partie fait directement référence aux gialli italiens : érotisme, mort, gants de cuir noirs et lames de rasoirs rythment le final.
Un voyage sensoriel au goût de mort
Pour Hélène, "Amer est un univers sensoriel (...) Comme la thématique est sur la sensualité, nous voulions privilégier les cinq sens et dans le titre, il y a le goût". Le goût de la mort, riche en polysémie aussi : la mer, la mère d'Ana. La grande particularité du film réside dans la force et la puissance des images. La vue est déjà mise en abyme par une succession de gros plans sur les yeux : des regards terrifiés, sévères ou emplis de désirs. En un coup d'œil, tout se dit. Amer affiche une grande variété de plans enivrants et obsédants. Tels des stromboscopes, les images se succèdent dans un rythme infernal par moment. A l'inverse, elles se font plus suaves, plus ouatées ou floutées pour exprimer les fantasmes et les désirs d'Ana. Le toucher est sublimé par de nombreux plans. Chaque partie du corps est disséquée au scalpel de la caméra : yeux, mains, dents, cheveux, bouches... L'odorat est aussi suggéré avec beaucoup de subtilité.
Autre singularité, les dialogues sont très rares. La primauté est donnée à des sons abrupts et crus pour renforcer le suspens et la tension. Dans Amer, tout se dit dans le non-dit : des bruits étranges, des souffles inquiétants, des râles de plaisir, des grincements de portes, des crissements de graviers, des vrombissements de moteurs, des clapotis de gouttes d'eau... "Nous avons essayé de développer un univers cinématographique en utilisant les images et les sons comme une grammaire plutôt que des dialogues significatifs", explique Hélène. Bruno met en exergue le long travail effectué sur la bande sonore : "Il n'y a pas de sons pris en direct, nous les avons reconstitués avec un bruiteur pendant 6 à 8 semaines. C'était un vrai travail de fourmi". Un travail de titan digne de futurs grands réalisateurs ? 3 ans ½ pour réaliser Amer, avec seulement 39 jours de tournage, soit en moyenne 30 plans à filmer sur pellicule par jour, un scénario d'une "précision diabolique" selon le producteur, dans lequel "l'univers sonore et visuel était déjà très fort".
Aujourd'hui, Amer est diffusé dans 3 salles en France : le cinéma Devosge, le MK2 Beaubourg à Paris et Le Club à Grenoble. Le film a déjà tourné à l'étranger, de l'Allemagne à l'Australie en passant par le Japon. Les mots de la fin de Cyril Jacquens ? "J'ai découvert le film sur support dvd, j'ai eu un coup de cœur, le film est bon et beau, j'avais envie de le faire découvrir". Amer restera 15 jours à l'affiche. Une expérience cinématographique atypique et troublante, dont vous ne ressortirez pas indemnes...
