Un texte liberticide ? Alors que la polémique fait toujours rage au sein de la profession, la nouvelle loi sur les soins psychiatriques est entrée en vigueur lundi 1er août 2011, concernant potentiellement 10.000 personnes en Côte-d'Or. Au-delà des conflits idéologiques, son application semble déjà poser problème au CHS La Chartreuse de Dijon en raison d'une hausse de la charge de travail pour les personnels soignants, non suivie d'un renfort d'effectifs... Mise au point avec Francis Jan, délégué régional de l'Union nationale des familles ou amis de personnes malades psychiques (Unafam), Alexander Grimaud, directeur de cabinet de la préfète de Bourgogne et Pierre D.*, membre du personnel soignant au CHS La Chartreuse de Dijon...

Parcours de soins : le juge entre en scène
"La loi de 1990 devait être réformée dix ans après son entrée en vigueur : il aura fallu attendre plus de vingt ans...", introduit Pierre D.*, membre du personnel soignant au CHS La Chartreuse de Dijon. Vingt ans et un faits divers malheureux survenu en novembre 2008 : après la mort d'un étudiant poignardé par un homme échappé d'un hôpital à Grenoble (38), Nicolas Sarkozy demandait en effet à Michèle Alliot-Marie (ndlr : ministre de l'Intérieur à cette époque), Rachida Dati (ndlr : alors Garde des sceaux) et Roselyne Bachelot, ancienne ministre de la Santé, de lancer une réforme de l'hospitalisation psychiatrique. Un communiqué annonçait alors déjà la couleur : il s'agissait "de mieux encadrer les sorties des établissements", "d'améliorer la surveillance des patients susceptibles de représenter un danger pour autrui, dans le cadre notamment de la création d'un fichier national des hospitalisations d'office".
Dans ce contexte, le dilemme politique et sociétal au sujet des malades psychiques avait revu le jour, comme nous l'expliquait alors Michel Verpeaux, chef de service du secteur de psychiatrie de Dijon Sud (Lire ici notre article sur le sujet) : "Il faut savoir que le politique et l'opinion publique oscillent toujours entre deux positions : parfois, les psychiatres sont des enfermeurs à tour de bras dont il faut se méfier et dans ce cas tout est verrouillé pour qu'ils ne puissent pas interner n'importe qui - ça, c'est la philosophie de la loi de 1990. Et puis, de temps en temps, il y a le mouvement inverse : à la suite de meurtres commis par des malades mentaux ces dernières années, on pense que les psychiatres relâchent tous les fous dans la rue. C'est caricatural au possible ! Il suffit d'écouter les politiques intervenir dès qu'un malade fait quelque chose : après l'affaire de Grenoble en 2008, le président de la République a réclamé une réforme de l'hospitalisation psychiatrique"...
A l'heure de la mise en oeuvre de cette loi, que reste-t-il du texte initial ? "L'Union nationale des familles ou amis de personnes malades psychiques (Unafam) s'est beaucoup investie pour faire passer des amendements, afin d'éviter une loi qui aurait pu être catastrophique. L'aspect uniquement sécuritaire a été modéré et surtout, nous avons évité la constitution d'un fichier des malades difficiles", explique Francis Jan, délégué régional de l'Unafam. Cet aspect de la loi avait en effet provoqué le soulèvement des professionnels du secteur. Aujourd'hui, l'un des principaux changements apporté par la Loi n°2011-803 du 5 juillet 2011 "relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge" instaure un contrôle systématique de toutes les hospitalisations sans consentement par la justice. Désormais, un juge des libertés et de la détention doit se prononcer sur le bien-fondé des soins sous contrainte au bout du quinzième jour d'hospitalisation, puis tous les six mois. Jusque-là, ce contrôle par un magistrat était facultatif et devait être réclamé par le patient. "Cette partie de la loi concerne en France un nombre relativement élevé de malades : on compte en effet 70.000 hospitalisations sans consentement par an dont 60.000 en "hospitalisation à la demande d'un tiers" (HDT) et 10.000 hospitalisations d'office (HO), décidées par le préfet en cas de trouble à l'ordre public", remarque Francis Jan.
"Privation de liberté" ou "avancée pour les malades" ?
Aux premiers jours de sa mise en application, la loi est toujours loin de faire l'unanimité. "De l'avis de beaucoup de soignants, ce texte ne garantit pas plus de libertés au patient. Oui, il instaure un nombre plus élevé de certificats et de vérifications de son état de santé. Mais il faut bien se représenter le type de pathologies avec lesquelles nous travaillons ! Quand une personne est délirante, il est impossible d'avoir un entretien avec elle : le certificat s'établit donc selon un modèle consensuel dans lequel le médecin reconnaît la pathologie, sans aucun dialogue. Peut-on alors vraiment parler de liberté ?", souligne Pierre D. Et d'ajouter : "Quand le malade entraîne une gêne à l'ordre public, il est hospitalisé d'office à la demande du préfet. Avant, la levée des HO était également décidée en préfecture mais aujourd'hui, c'est le médecin qui doit assumer cette responsabilité. Du coup, nous entendons déjà dire parmi les professionnels qu'ils ne prendront plus le risque de lever des HO ! Voilà une réelle privation de liberté pour les patients".
Autre problème, selon Pierre D. : l'instauration, avec cette loi, d'une "psychiatrie à deux vitesses". "Aujourd'hui, ceux qui sont hospitalisés à la demande d'un tiers et qui ont les moyens de se payer un bon avocat pourront sortir plus facilement que les autres, parfois coupés totalement de toute relation sociale, souvent non solvables etc. A cette inégalité s'ajoute celle du régime des HO - quand la psychiatrie est couplée à la délinquance - car les patients de ce régime paieront le prix le plus cher en terme de liberté, comme on l'a vu", estime-t-il.
Du côté de l'Unafam, le son de cloche est différent : sur le principe, l'association trouve même que le texte a du bon... "Avant le 1er août, lors d'une hospitalisation sans consentement, la psychiatrie n'intervenait pas quand un proche demandait l'hospitalisation. Nous nous sommes ainsi battus - et c'est un point positif de cette loi - pour avoir, dès le début, une intervention de la psychiatrie. En clair, que les Samu et autres dispositifs d'urgence comme les pompiers ou la police soient accompagnés par un psychiatre lors de leur intervention", explique Francis Jan, pour qui le débat sur la "judiciarisation du parcours de soins" est un "combat d'arrière-garde".
Des problèmes d'application
L'application de la loi, dans un contexte de moyens resserrés tant dans le milieu de la psychiatrie que dans le monde judiciaire, inquiète toutefois unanimement les observateurs proches du dossier. "Cette loi va être très difficile à mettre en oeuvre, notamment car elle va être appliquée à moyens constants, dans une tendance qui n'est pas à l'accroissement des fonctionnaires. Elle va demander plus de moyens et plus de déplacements au personnel - notamment pour escorter les malades au tribunal - alors même que la secrétaire d'Etat a la Santé a clairement dit les choses : la réforme se fera sans embauches supplémentaires", remarque Francis Jan.
Aujourd'hui, trois modes opératoires sont prévus par la loi afin d'organiser les audiences des malades par le juge, après quinze jours d'hospitalisation sous contrainte, pour déterminer si celle-ci reste justifiée : "Ou bien le juge se déplace - ce qui nous semble être la meilleure solution ; ou bien le patient est amené au tribunal - ce qui pose problème car mener des personnes malades dans un lieu qui peut les déstabiliser pourrait aggraver leur état, d'autant qu'il est prévu des audiences publiques ; enfin, il est également envisagé de mettre en place un système de visio-conférence au cas où les deux premières solutions ne seraient pas possibles", explique Francis Jan. Et de préciser : "A Dijon, il est déjà acté que les juges ne se déplaceront pas et de notre côté, nous allons essayer d'éviter les audiences publiques...". Avec l'aide de l'Agence régionale de santé, du procureur et du président du Tribunal de grande instance de Dijon, la préfecture de Bourgogne indique pour sa part qu'elle "a d'abord tenu à identifier la meilleure organisation pratique à mettre en place". "Aujourd'hui, nous avons choisi de privilégier les audiences en direct avec déplacement du patient mais dès le 1er octobre 2011, en cas de besoin, le système de visio-conférence sera effectif à Dijon", confirme Alexander Grimaud, directeur de cabinet de la préfète de Bourgogne. Une situation temporaire qui fait tout de même tiquer Pierre D., selon qui "de nombreux soignants ont la sensation d'être transformés en auxiliaires de justice" et qui remarque "qu'en plein été, affecter deux infirmiers à l'escorte des patients au tribunal crée un vrai problème de fonctionnement à l'hôpital, alors que nous sommes déjà en période d'effectifs réduits"...
Enfin, pour ce membre du personnel du CHS La Chartreuse à Dijon, la réforme des soins psychiatriques entérine un système "qui demande au personnel soignant plus de paperasses, au détriment de la présence aux côtés des patients". Et de citer un exemple : "Aujourd'hui, il faut que le directeur de l'hôpital soit prévenu à chaque demande d'hospitalisation sans consentement et qu'il se déplace. Pas plus tard qu'hier, par exemple, le directeur est venu cinq fois au service d'accueil pour entériner les HDT, avant de rédiger une notification !". Manque de moyens humains, davantage de démarches administratives... Si la réforme de la psychiatrie a longtemps fait débat sur le fond, elle rencontre aujourd'hui sur le terrain des problématiques liées à sa mise en application. "Cette nouvelle loi aura besoin d'être rapidement modifiée", estime même Francis Jan...
*Par souci d'anonymat, l'identité a été modifiée.