
En quoi évoquer ici à Dijon la situation des droits de l’Homme en Russie vous semblait-il important ?
"Le problème des droits de l’homme existe dans la plus grande partie des pays de la planète. C’est important qu’il y ait au moins un jour où on est concentrés sur cette problématique [ndlr : le 10 décembre est l'anniversaire de la ratification de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme adoptée le 10 décembre 1948]. Dernièrement, la Fédération Internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), a ainsi invité des défenseurs des droits de l’homme de quatre pays : la Russie, le Soudan, le Zimbabwe et la Colombie, qui sont des Etats connaissant des problèmes d’ordre similaire avec notamment de nombreuses persécutions à l’encontre des défenseurs des droits de l’homme mais aussi des avocats et des journalistes.
Étant donnée la gravité de la situation en Russie, il est donc extrêmement important de parler de mon pays car les choses y évoluent de façon négative. En 2006, Anna Politkovskaïa* était assassinée ; en 2007 et 2008, d’autres défenseurs des droits de l’homme étaient tués au Turkestan. 2009 a également vu l’assassinat de plusieurs Russes comme l’avocat et journaliste Stanislas Markelov*. Ce sont de grands meurtres qui ont fait beaucoup de bruit tandis que continuent à se produire d’autres actes qui font moins parler d’eux : les tabassages de journalistes attribués aux néonazis ou hooligans par exemple.
En 2008, Mikhaïl Beketov un journaliste du quotidien local "Khimkinskaïa Pravda" à Moscou, a été retrouvé inconscient après un tabassage alors qu'il tentait de protester contre la création d’une autoroute. Tous les sujets qui touchent à des intérêts quelconques posent problème. Ceux qui les dénoncent risquent l’enlèvement, la mort ou la torture ; parfois, ils sont même simplement liquidés sur place. Plus on en parle, mieux c’est parce que la situation est vraiment intenable. La Russie, qui se vante d’être un pays civilisé, est comparée à des pays dictatoriaux comme le Soudan ; c’est une grande honte.
Vous-même, avez-vous subi des menaces ? Comment agissez-vous pour défendre les droits de l’homme ?
Je n’ai pas eu le "privilège" d’être menacée mais je connais beaucoup de personnes qui l’ont été. Je suis d’origine russe mais je n’ai pas la nationalité russe ; je suis donc protégée de ce côté-là. Beaucoup de mes amis ont été assassinés. Anna a subi des menaces et au moins trois tentatives d’assassinat, ce qui n’est pas connu. Nous étions très proches... On se voyait à chaque fois qu’elle venait en France... Le documentaire d'Eric Bergkraut, "Lettre à Anna", est un très grand film. Voir Anna souriante, pleine de vie ; bref, comme elle était dans la vie, a été un grand choc émotionnel. C’était une femme d’une grande sensibilité ; il y a un réel contraste entre la femme pleine de vie qu’elle était et la volonté et la dureté du président de la Tchétchénie qui est simplement un despote oriental.
J’ai toujours fait ce qui était de mon ressort. J’ai été la première à faire connaitre Anna Politkovskaïa en France ; j’ai contribué à son rayonnement. J’ai aussi traduit trois livres d’elle. Dernièrement, j’ai participé à un livre rendant hommage à Anna. Je travaille à Radio France international, service Russie. On essaye toujours d’exposer les abus du pouvoir. En janvier 2010, sortira un livre préparé par Amnesty International sur la situation des droits de l’homme en Russie. J’ai écrit un article sur Mikhaïl Beketov pour dénoncer l’intimidation qui existe même envers un "petit journaliste". Même les droits les plus élémentaires sont bafoués en Russie.
Le bilan est donc très négatif, même depuis l’arrivée de Medvedev au pouvoir en mai 2008 ?
Ce que dit le président Medvedev est très bien. Il s’est opposé à la glorification de Staline dans les manuels scolaires par exemple, il a aussi convoqué plusieurs fois les représentants d’ONG en leur promettant d’adoucir la législation. Toutefois, ce sont surtout de belles paroles, il n’y a pas d’actions concrètes. Les gens se demandent s’il a le pouvoir réel, s’il n’y a pas une opposition de la Douma ( = Chambre basse du parlement) ; c’est la bonne hypothèse selon moi ; la mauvaise serait plutôt qu’il agit de concert avec Vladimir Poutine...
Depuis l’arrivée de Medvedev au pouvoir, la situation des droits de l’homme s’est empirée malgré les belles paroles. Les procès pour les défenseurs des droits de l’homme sont de plus en plus nombreux. Actuellement, à Moscou, le directeur du musée et centre public Sakharov ainsi qu'un responsable artistique, sont jugés pour avoir exposé une vingtaine de tableaux jugés trop osés, indécents et critiquant le pouvoir. Tous deux risquent la prison ferme. Cela illustre bien l’atmosphère répressive générale en Russie.
Quel est l'impact de la corruption en Russie aujourd'hui ?
Actuellement, je suis surtout sidérée de voir le niveau de corruption généralisée en Russie, qui provoque de vrais drames humains. L’incendie dans un club, qui a fait 125 morts et de nombreux blessés au début du mois, est emblématique de cette corruption. L’établissement avait reçu des avertissements pour ses installations en mauvais état et l’absence de sorties de secours mais il est facile d’acheter n’importe qui dans ce pays. Il y a tout le temps des catastrophes : des toits qui tombent, des trains qui déraillent ; c’est l’incurie totale !
Autant la politique est répressive sur le plan politique, autant la corruption gangrène la société car il n’y a pas de liberté de parole ou de presse. Beaucoup de personnes sont tuées car elles ont parlé des histoires de corruptions. C’est un pays qui fonctionne mal et qui est gangréné par la corruption. Or, droits de l’homme et corruption vont de pair. La Russie est 146ème sur 180ème au niveau de la corruption (source : Transparency International). Je regrette l’absence de liberté de la presse : elle agit sur la vie quotidienne des citoyens, les vies sont menacées par le silence..."
*Anna Politkovskaïa était une journaliste russe connue pour son opposition à la politique du président Vladimir Poutine, sa couverture du conflit tchétchène et ses critiques virulentes envers les autorités de la république caucasienne. Elle a été assassinée le 7 octobre 2006 dans le hall de son immeuble à Moscou.
* Stanislav Markelov était un journaliste russe ainsi qu’un avocat des droits de l'homme en Russie. Il était notamment l’auteur de plusieurs articles sur la Tchétchénie. Stanislav Markelov a été assassiné le 19 janvier 2009 à Moscou d'une balle dans la tête.
