
"Si je sors le nom maintenant, c'est moi qui serai mis en examen et à coup sûr condamné, même si je sais que l'histoire est vraie" : après avoir affirmé lundi 30 mai 2011 sur Canal + qu'un ancien ministre français avait été surpris en pleine pratique pédophile au Maroc - tout en refusant de le nommer -, Luc Ferry, philosophe et lui-même ancien ministre, a fait l'objet d'une intense campagne de dénigrement dans les médias... et a montré qu'il connaissait son droit ! En effet, malgré les nombreux éditoriaux condamnant le fait qu'il en ait trop dit - ou pas assez -, il est une loi datant de 1881 qui prévoit un autre type de sanction en cas de diffamation sur la place publique. Bruno Nicolle, avocat pénaliste au Barreau de Dijon, décortique pour dijOnscOpe cette législation "protectrice de la dignité des personnes et de la liberté d'expression", qui permet de mieux comprendre pourquoi Luc Ferry s'est tu sur l'identité du ministre accusé de pédophilie...
Affaire de pédophilie au sommet : Luc Ferry cite Le Figaro... et amplifie le scandale
En pleine affaire DSK - le président français du FMI Dominique Strauss-Kahn étant accusé d'agression sexuelle (Lire ici le dossier du Monde.fr) - et au lendemain de la démission du secrétaire d'État Georges Tron après des accusations de harcèlement sexuel, le Figaro Magazine daté du samedi 28 mai 2011 publiait un court article faisant état d'une affaire de mœurs remontant à plusieurs années, imputant des activités pédophiles à un ancien ministre français (Lire ici l'article sur LeFigaro.fr). "La loi du silence peut aussi couvrir des crimes à l'étranger. Il y a quelques années, des policiers de Marrakech effectuent une descente nocturne dans une villa de la palmeraie où une fête bien spéciale bat son plein. Les participants, des Français, sont surpris alors qu'ils "s'amusent" avec de jeunes garçons. Comme il se doit, la police embarque les adultes pris en flagrant délit. Parmi eux, un personnage proteste avec véhémence. Au commissariat, son identité est confirmée : il s'agit d'un ancien ministre français", commence Le Figaro Magazine. Et de continuer : "Bien que le tourisme sexuel soit, en principe, poursuivi par la justice française, cet homme n'aura aucun ennui à son retour. Notre source marocaine craint pour sa carrière, l'affaire a été étouffée". Pendant le week-end suivant la publication du magazine, l'article passera presque inaperçu.
Luc Ferry, philosophe et ancien ministre, s'est chargé de donner à l'information toute son ampleur lundi 30 mai 2011 sur le plateau du Grand Journal de Canal + (Voir ici la vidéo). L'article du Figaro Magazine sera sa rampe de lancement. "Vous avez un épisode qui est raconté, d'un ancien ministre qui s'est fait poisser à Marrakech dans une partouze avec des petits garçons. Probablement ici, nous savons tous de qui il s'agit", a-t-il d'abord indiqué. Questionné sur l'identité de ce ministre, Luc Ferry s'est refusé à livrer un nom. "L'affaire m'a été racontée par les plus hautes autorités de l'Etat, en particulier par le Premier ministre", a-t-il simplement déclaré, sans préciser s'il s'agissait de Jean-Pierre Raffarin, chef du gouvernement dont le philosophe a été membre de 2002 à 2004...
Dès lors, les réactions ont fusé de toute part et, si l'on pouvait s'attendre à ce que les principaux médias se fassent l'écho de cette affaire de moeurs, ils ont avant tout cloué Luc Ferry au pilori ! "Philosophe plutôt simpliste, Luc Ferry vient cette fois de se distinguer par sa métaphysique stupidité. En évoquant le soi-disant scandale d’un ancien ministre qui se serait livré à des orgies pédophiles on ne sait quand et on ne sait où, il s'est placé dans un dilemme honteux. Il est vrai qu'il avait été précédé, dans cet exercice de délation contre X, par le Figaro Magazine, qui a lui aussi porté des accusations dénuées de tout élément de preuve contre un ministre dont il s'est courageusement gardé de donner le nom", notera par exemple Laurent Joffrin dans un éditorial du Nouvel Observateur (Lire ici l'article). Et d'enfoncer le clou : "Comme on dit familièrement : voilà un type qu'on n'aurait pas aimé connaître pendant la guerre. La philosophie, dont Luc Ferry se prétend le représentant, est en principe l'amour de la sagesse. Il la confond cette fois avec la bassesse". Cécile Duflot, secrétaire nationale du parti Europe écologie-Les Verts, résumera quant à elle les nombreuses réactions qui ont vu le jour après la divulgation de cette affaire : "Ou effectivement c'est vrai - il dispose d'éléments ou connaît des personnes qui disposent d'éléments précis -, auquel cas le scandale c'est qu'il ne l'ait pas dit plus tôt. Deuxième possibilité : il a un peu surinventé pour faire son intéressant auquel cas c'est, quand même, un peu un problème" (Lire ici TF1-News.fr)...
Diffamation : ce que dit la loi
Imprécis Figaro, lâche Ferry... Dans cette affaire, une notion juridique explique pourtant la retenue observée dans le comportement du magazine et du philosophe : la diffamation ; quelque peu oubliée dans les nombreux commentaires qui ont suivi ces deux jours de révélations. Luc Ferry n'a-t-il d'ailleurs pas affirmé que même s'il "sait que l'histoire est vraie", "sortir le nom maintenant" lui vaudrait d'être "mis en examen et à coup sûr condamné" ? Le Figaro Magazine, de son côté, souligne également que "faute d'éléments de procédure ou de témoignage, la loi nous interdit légitimement de nommer le personnage"... Et en effet, depuis le 29 juillet 1881, l'article 29 de la loi sur la liberté de la presse souligne que "toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l'identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés". Des deux côtés, donc, les propos se sont arrêtés aux portes de la diffamation.
Que risque un diffamateur aux yeux de la loi ? "Il existe plusieurs degrés de diffamation entre le citoyen lambda et celui qui occupe une position particulière : si vous diffamez le président de la République, un magistrat, un avocat ou un policier, la sanction est plus lourde. En clair, la personne visée peut, en elle-même, constituer une circonstance aggravante", note Bruno Nicolle, avocat pénaliste au Barreau de Dijon. Dans les faits, la diffamation commise envers les cours, les tribunaux, les armées de terre, de mer ou de l'air, les corps constitués et les administrations publiques est punie d'une amende de 45.000 euros. Idem en ce qui concerne, à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, "un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l'une ou de l'autre Chambre, un fonctionnaire public, un dépositaire ou agent de l'autorité publique, un ministre de l'un des cultes salariés par l'Etat, un citoyen chargé d'un service ou d'un mandat public temporaire ou permanent, un juré ou un témoin, à raison de sa déposition", relève l'article 31 de la loi de 1881. Enfin, la diffamation commise envers les particuliers est punie d'une amende de 12.000 euros. "Quand elle va au pénal pour diffamation, la victime cherche surtout la publicité de la sanction, plus que la sanction en elle-même ou même l'indemnisation", précise Bruno Nicolle.
Pour cet avocat dijonnais, la loi de 1881 se caractérise par une volonté profonde de "protéger la liberté d'expression", contrairement aux accusations qui ont pesé sur elle lors de l'affaire Zemmour, en mars 2011 (Lire ici notre article sur le sujet)... "Pour poursuivre en diffamation, les conditions sont très restrictives : il faut l'imputation d'un fait précis qui vise une personne suffisamment identifiable même si son nom n'est pas forcément prononcé. Par ailleurs, les conditions de procédure sont strictes - et strictement interprétées - donc beaucoup de procès en diffamation aboutissent à une irrecevabilité. On a vite fait de se louper en matière de prescription par exemple : elle vaut à partir de trois mois après les faits ! Pas mal d'embûches ont donc été conçues pour protéger la liberté d'expression et limiter les abus de procès en diffamation", relève Bruno Nicolle. Une sécurité d'expression garantie par une loi plus que centenaire... "On touche très peu à cette loi et heureusement ! Quand l'on voit les multiples réformes législatives dans d'autres domaines... En revanche, ce droit a beaucoup évolué par la jurisprudence, en tentant de conserver l'équilibre entre liberté d'expression et respect dû aux personnes".
Pourquoi Luc Ferry n'a pas dévoilé l'identité du ministre
Si le Figaro Magazine et Luc Ferry n'ont pas dévoilé l'identité du ministre pédophile, il semblerait donc qu'ils aient été retenus - en apparence tout du moins - par leur connaissance du droit... "Dans les grosses agglomérations comme Paris ou Lyon, vous avez même des chambres spécialisées sur ce terrain-là car elles ont un flot continu de citations directes en diffamation. Cela fait partie du paysage politique et médiatique... Les principaux journaux ont d'ailleurs un avocat qui traite spécifiquement de la diffamation parce qu'ils sont régulièrement impliqués dans ce genre d'affaires", note Bruno Nicolle, pour le cas du Figaro Magazine. Et de préciser : "De son côté, Luc Ferry a été suffisamment malin - même s'il n'est pas juriste de formation - pour ne pas aller au-delà de ce qu'il a dit. Affirmer savoir, par un ancien Premier ministre, qu'un ministre avait eu des relations pédophiles au Maroc il y a plusieurs années... Le fait évoqué est précis ; l'imputation ne l'est pas".
Et si Luc Ferry n'avait simplement pas eu besoin d'en dire plus ? "Le cas de Luc Ferry est très compliqué pour celui qui se sentirait diffamé car, en se disant atteint par la diffamation, il se dévoilerait dans le même temps comme étant peut-être le coupable des actes présumés cités par le Figaro et le philosophe", constate Bruno Nicolle. LExpress.fr y voit pour sa part la récupération d'une vieille rumeur circulant autour de Jack Lang, dont la droite se servirait régulièrement pour entacher l'image du Parti socialiste (Lire ici l'article)... "L'ancien ministre de l'Education nationale a relancé une vieille rumeur pourchassant Jack Lang", note l'hebdomadaire. "Contacté par la rédaction à propos des déclarations de Luc Ferry, Jack Lang a déclaré qu'il "allait étudier avec son avocat la possibilité de porter plainte en cas de diffamation". Parmi les ragots tenaces à propos de Jack Lang, notre journal évoquait en 2005 "cette affaire de moeurs, suivie d'une exfiltration discrète organisée par l'Elysée". Une information vraisemblablement distillée par les chiraquiens pour gêner Lionel Jospin lors de la campagne présidentielle de 2002. Aucun fait, aucune preuve ne sont jamais venus étayer cette histoire", continue LExpress.fr. Manipulation politique ? Soulagement de conscience ? Nouveau pavé dans la mare des scandales sexuels qui éclaboussent la gauche et la droite depuis plusieurs semaines ? S'il est difficile de se prononcer sur le sujet, il est une chose que les déclarations de Luc Ferry et du Figaro Magazine ne sont pas : de la diffamation. En politique, plus que jamais, il semble bien utile de connaître son droit... pour mieux s'y cacher ?