Si l'entrée en scène de Twitter ou la profusion des blogs dits d'actualité modifient le rapport du public à l'information, les journaux perdent-ils pour autant leur raison d'être ? Non, fort heureusement. Mais les défis qui les attendent, tant sur papier que sur internet, sont de taille. Vendredi 23 septembre 2011, le site d'information régionale Aqui.fr invitait à Bordeaux journalistes et éditeurs de presse - parmi lesquels Le Monde, dijOnscOpe, Rue89, Mediapart et France Info - pour réfléchir aux enjeux de la presse de demain, entre questions de financement et positionnements éthiques... Extraits choisis.

Demain, tous journalistes ?
"Je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître..." : le texte de La Bohème, par Charles Aznavour, pourrait bien s'appliquer aujourd'hui au monde des médias ! Quand l'on évoque un temps où internet n'en était qu'à ses premier balbutiements, à l'aube des années 1990, et que la vie de la presse traditionnelle suivait un long fleuve tranquille... "Aujourd'hui, tous les acteurs de la société ont la possibilité de devenir des médias. Les mondes politique, économique, culturel, sportif, se sont mis sur le web et court-circuitent les médias traditionnels. Twitter fait également partie de cette révolution de l'information : on l'a vu notamment avec le printemps arabe, période de révolte pendant laquelle le réseau social a permis une véritable liberté d'expression et est devenue source d'information à part entière", analyse Éric Scherer, directeur du département des technologies d'avenir pour France Télévisions, interviewé en amont du colloque "Informations : l'effet numérique", organisé à Bordeaux vendredi 23 septembre 2011, par le site d'information Aqui.fr.
Dans un contexte où tout citoyen est potentiellement source d'informations, le journaliste perd-t-il pour autant sa légitimité ? "Non", répond Pierre Haski, fondateur du pure-player Rue89.com. "Quand Wikileaks a sorti ses documents secrets appartenant au gouvernement américain, son patron, Julian Assange, a considéré qu'il avait besoin de journalistes pour légitimer ces informations. Donc, s'il y a du nouveau sur la manière de recueillir les données, l'analyse s'est faite de manière relativement classique : ordonner, classifier, hiérarchiser". Ouf, le lecteur et les acteurs de la société ont encore besoin de journalistes de métier.
Twitter, blogs : source d'info ou concurrence ?
La profusion de blogs et l'envol de Twitter modifient pourtant profondément le mode de travail des journalistes et le rapport du lecteur à l'information. "Il y a d'abord le phénomène de l'immédiateté de l'information", note Jean-Marie Charon, chercheur à l'École des hautes études en sciences sociales (Ehess). Et de préciser : "Ce n'est pas vraiment nouveau puisqu'avec la télé, il y a déjà une capacité à des interviews en direct. Mais aujourd'hui avec Twitter, ce n'est pas seulement qu'on est en live, mais que le public est introduit dans la démarche. Deuxième chose, le déplacement physique des journalistes est devenu un déplacement intellectuel. Aujourd'hui, plutôt que d'envoyer des correspondants sur le terrain, l'enjeu est davantage d'aller l'information sur des sites, des blogs ou d'être présents sur les réseaux sociaux. La question de la veille n'est pas entièrement virtuelle mais les rédactions doivent toujours arbitrer entre envoyer un correspondant sur place ou avoir un journaliste plus pointu pour à aller chercher l'info sur internet". Le travail éditorial propre à internet, avec l'intégration de liens ou de vidéos dans le récit, change également le travail du journaliste.
Pour Laurent Guimier, directeur général adjoint de Lagardère Active et présentateur de l'émission d'information "Des clics et des claques" sur Europe 1, "avec l'affaire DSK et le rôle de Twitter, il n'y a plus de nouveaux médias : même les journalistes classiques se sont mis à utiliser les nouveaux outils lors des comparutions. Même si, sur le fond, ça reste un reportage en direct. Le plus gros problème est pour l'AFP, qui subit une perte de monopole de la diffusion de l'information"... Dans ce contexte de profusion des sources d'informations, le rôle du journaliste persiste tout de même : alors que ce dernier n'est plus propriétaire exclusif d'une information, il garde cependant cette capacité de lecture, de tri et d'analyse qui permet d'y voir plus clair dans le grand orchestre symphonique de l'actualité mondiale.
La mort de la presse papier... ou pas
Autre question récurrente mais toujours sans réponse : internet tuera-t-il la presse papier ? "Ce qui compte, c'est la valeur ajoutée. Si demain la presse quotidienne régionale traditionnelle ressort des articles de grande qualité, alors les gens les liront. Mais l’avenir de la presse n’est pas nécessairement sur internet, à moins que les éditeurs de presse en ligne ne remettent en question leurs pratiques et reviennent à des fondamentaux tels que la Charte de Munich de 1971. Il faut même la prolonger en établissant la responsabilité des éditeurs de presse, qui ont le devoir de mettre en place les conditions de travail qui permettront à leurs journalistes de réaliser leur mission d’intérêt général", estime Sabine Torres, directrice de dijOnscOpe. "Ces nouveaux médias n'échappent pas aux questions sur la vitesse de travail, la vérification des sources, leur recoupement. Et comment faire malgré leur maigreur structurelle ? Comment promouvoir les valeurs du journalisme, c'est-à-dire, le respect de la qualité et pluralisme du journalisme ? Nous sommes dans une crise d'enfance, voire d'adolescence, de ces nouveaux médias et cette adolescence s'annonce encore chaotique", ajoute Roland Cayrol, politologue.
Au-delà de l'opposition web/papier, la plupart des rédactions traditionnelles se lancent aujourd'hui sur internet, avec plus ou moins de réussite et de moyens. "Historiquement, le premier enjeu a été la concurrence entre médias traditionnels et nouveaux médias. Face à cela, ces médias traditionnels s'efforcent de faire du bi-média, mais rarement quelque chose qui le dépasse : le cross-média, avec des contenus réellement différenciés entre la version web et la version papier. Tout cela amène une fusion des rédactions entre médias traditionnels et activités sur internet... Avec trop souvent pour conséquence "l'esclavage humain" et une baisse de la qualité rédactionnelle - par manque de temps d'apprendre à écrire et par faiblesse dans la vérification des informations", continue Roland Cayrol. Avant de tuer le papier la presse internet devra donc revenir aux fondamentaux éthiques et méthodologiques du journalisme...
Comment financer la presse sur internet ?
... et trouver son modèle économique ! A ce sujet, le financement des médias est aussi divers qu'il existe de journaux sur internet. Une phase d'expérimentation, en quelque sorte, dont les gagnants seront ceux qui auront trouvé la formule magique pour tenir économiquement sur la longueur. Du côté de Mediapart, par exemple, Marie-Hélène Smiejan-Wanneroy, directrice générale, note que "la première décision n'a pas été de savoir si le site Mediapart serait payant ou non. La décision était d'abord de faire un quotidien, avec une information indépendante et hiérarchisée. Pour cela, il nous fallait 25 journalistes professionnels. Donc, pour les payer, nous avons choisi un modèle payant. Au départ, on ne trouve pas de banquiers compréhensifs. Pour trouver l'argent on a commencé par s'endetter, Edwy Plenel et moi-même, ainsi que les autres fondateurs accompagnés par deux hommes d'affaires français, puis avons créé une société des amis qui ont participé de 500 euros à 200.000 euros". Aujourd'hui, Mediapart compte 55.000 abonnés et dégage annuellement cinq millions d'euros de chiffre d'affaires et 500.000 euros de bénéfices.
Alors que dijOnscOpe vit aujourd'hui uniquement sur les ressources publicitaires du site, Rue89 a fait le pari de diversifier ses revenus sans rogner sur l'éthique. "Nous avons choisi la gratuité et bricolé un modèle économique qui nous a permis d'avancer. Donc un modèle le plus diversifié possible : la publicité représente entre 55 et 65% mais c'est insuffisant pour faire vivre notre équipe. Nous avons rajouté la formation et, depuis un peu plus d'un an, le magazine papier", témoigne Pierre Haski.
Autre initiative de financement de la presse en ligne : le site Jaimelinfo.fr, qui propose aux lecteurs de financer des projets d'information. "Ici, ça ne marche pas fort car ce n'est pas notre culture - le concept est américain. Surtout, le gros problème vient d'une absence de communication sur ce type de modèle", déplore la sociologue des médias, Jean-Marie Charon. Ou comment, même après une journée de réflexion, la question financière resurgit pour laisser planer le suspens au sujet de l'avenir de la presse...
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