
Tandis que l'Afrique du Sud célébrait dimanche 21 mars 2010 les cinquante ans du massacre de Sharpeville, dans lequel 69 personnes avaient trouvé la mort durant une manifestation contre les lois ségrégationnistes, le pays n'en a pas terminé de ses vieux démons... Invité a passé quelques jours en Bourgogne par le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD-Terre solidaire), qui soutient financièrement son action en faveur des petits agriculteurs sud-africains, le militant Ronald Ferdinand Wesso décrit une Afrique du Sud encore trop inégalitaire. A deux mois et demi du coup d'envoi de la Coupe du Monde de football qui s'y déroulera, portrait d'une terre toujours déchirée...
Le fantôme de l'apartheid rôde...
Il n'aura pas suffit d'un Nelson Mandela, semble-t-il, pour mettre tout à fait fin à l'apartheid en Afrique du sud, officiellement interdit depuis 1991... En effet, dix ans plus tard, 50.000 fermiers blancs détenaient toujours plus de 70% des terres agricoles bien que le gouvernement sud-africain ait lancé un programme visant à les redistribuer. Objectif : 30% d'ici 2014. Mais actuellement, début 2010, seules 4% auraient été redistribuées*... "Et encore, ce n'est pas vrai : le gouvernement compte les terres qu'il possède pour faire augmenter ce chiffre", indique Ronald F. Wesso.
Étape 1 : avoir une terre ; étape 2 : la cultiver bio
Avec le Surplus People Project (SPP), ce "fonctionnaire de recherche et d'éducation" travaille auprès de 27 associations représentant environ 900 petits exploitants agricoles issus de la population noire et métisse défavorisée. Le projet, soutenu financièrement par CCFD, rassemble plusieurs aspects : tout d'abord, l'accompagnement des agriculteurs dans leurs démarches administratives d'accession à la terre. Ensuite, une étude d'alternative d'exploitation de ces terres est réalisée. Ainsi, le projet s'intéresse à l'agriculture biologique, "bien moins chère à produire car il n'y a ni pesticides ni outil de pointe à acheter", souligne Ronald F. Wesso. Des techniciens agricoles sont même employés pour former les agriculteurs novices...
Enfin, la recherche des causes de ces inégalités terriennes fait également partie des objectifs du projet. Le militant sud-africain en identifie une en particulier : "La politique néo-libérale de notre gouvernement dans le secteur agricole a laissé pénétrer les coopératives étrangères sur le marché. De grandes fermes industrielles ont été construites sur des terres où vivaient des gens... Cela a entraîné le déplacement de deux millions de personnes !". Le résultat de ces recherches est rendu public et même, sert l'action de sensibilisation et de lobbying à travers une "campagne de souveraineté alimentaire" auprès des municipalités (propriétaires de terres qu'elles louent à de grandes exploitations ayant beaucoup de moyens), des provinces (pour accélérer la redistribution des terres) ainsi qu'auprès du gouvernement.
Jusqu'à 90% de chômage en zone rurale...
"On pense très généralement que les inégalités en Afrique du sud sont des restes de l'Apartheid mais ce n'est pas vrai. Il s'agit d'inégalités nouvelles issues de la politique mise en place par le gouvernement, affirme Ronald F. Wesso. Si avant, l'exclusion se faisait en fonction de ta couleur de peau, l'argent tient aujourd'hui le même rôle. Sauf que 95% des pauvres sont noirs dans mon pays. Le taux de chômage est de 40% et grimpe jusqu'à 90% en zone rurale ; bien entendu, une très large partie de l'économie est informelle (travail au noir)...". [ndlr : Selon l'indicateur du développement humain du programme des Nations unies pour le développement (PNUD), le nombre de Sud-Africains vivant en dessous du seuil d'extrême pauvreté a doublé en dix ans, passant de 1,9 à 4,2 millions, soit aujourd'hui 8,8 % de la population. Près de 40% des villes en Afrique du Sud sont composées de bidonvilles appelés townships. Plus de 43% de la population vit avec moins de 3.000 rands (260 euros) par an. Le chômage a un taux officiel de 23,2% selon l'Organisation internationale du travail, mais les syndicats l'estiment proche de 40 %].
Et d'ajouter : "Mais si tu ne travailles pas et que tu n'as pas de terres à cultiver, alors tu n'as rien parce que chez moi, il n'y a pas d'allocations chômage ni de revenu minimum. C'est pour cela qu'il existe de plus en plus de bidonvilles... Le système de santé est un peu mieux : les soins sont gratuits pour les enfants de moins de 7 ans et les femmes enceintes. Après, tu payes en fonction de tes revenus mais les listes d'attente sont immensément longues dans les hôpitaux publics, notamment à cause de l'épidémie de Sida".
Chère Coupe du monde
Il est certain qu'après ce triste tableau, le coup d'envoi de la Coupe du monde de football dans quelques mois paraît bien futile... Aux yeux du militant, qui précise tout de même que son avis n'est pas majoritaire dans le pays. Le gouvernement sud-africain "souhaite un rayonnement international aux dépens des priorités du pays" : "Il n'y a même pas d'argent pour construire des terrains de foot dans les écoles ! C'est vrai que la construction de stades et de routes a pu créer des emplois mais ce n'est que temporaire. Les dépenses publiques ont été énormes pour l'organisation de cet événement : le budget a été revu à la hausse alors que les prix des tickets ont chuté...". [ndlr : La crise économique a forcé les organisateurs de la Coupe du monde à revoir à la baisse leurs prévisions sur la vente des billets, selon le ministre des Sports sud-africain, Makhenkesi Stofile. En février 2010, seuls deux-tiers des trois millions de billets avaient été vendus. Côté dépenses, la ville a notamment construit pour l’événement le stade Green Point de 68.000 places.]
"Ce sont les jeunes noirs pauvres qui se tuent entre eux"
Même la promesse de recettes touristiques engendrées par la tenue d'un tel événement dans le pays - 450.000 touristes sont attendus par les autorités, n'est pas pour consoler le militant : "Les touristes vont rester dans "la zone Fifa". Ils ne s'aventureront pas hors de cette zone". Conscient de l'image effrayante que peut avoir l'Afrique du sud auprès des étrangers, Ronald F. Wesso donne des précisions sur la criminalité de son pays : "La peur est un peu exagérée... Ce sont les jeunes noirs pauvres qui se tuent entre eux ; les crimes se déroulent d'ailleurs dans les townships. Dès qu'un touriste se fait tuer sur la centaine de milliers qui viennent visiter l'Afrique du sud, la nouvelle fait le tour de la planète : ça veut bien dire que c'est extrêmement rare !".
"Moi j'habite au Cap, la ville la plus dangereuse au monde. Bien sûr, il y a des endroits où il ne faut pas traîner le soir mais on s'en rend vite compte... J'ai habité dans un quartier pauvre de 15 à 22 ans où j'ai été attaqué 7 ou 8 fois. Ensuite, j'ai travaillé, j'ai déménagé et tout va mieux depuis". [ndlr : Pour les années 2007 et 2008, les statistiques ont recensé 18.487 assassinats et 18.795 tentatives de meurtre. Les violences se concentrent au Cap, à Durban, mais aussi à Johannesburg et à Pretoria. Ainsi, presque tous les habitants d'Afrique du Sud ont une fois dans leur vie fait l'expérience directe de la criminalité**.]
"Pessimisme is not fatalisme"
Interrogé sur les rapports entre les communautés noires et blanches depuis 1994, Ronald F. Wesso se montre particulièrement pessimiste : "Les relations avaient semblé s'améliorer au début mais ensuite, cela a empiré. Parce qu'il y a eu juste assez de changements pour dégoûter une partie des blancs d'avoir perdu leurs privilèges et trop peu pour frustrer la communauté noire... Seule une petite élite noire s'en est bien sortie, ce qui créé des inégalités au sein même de la communauté. Ce qui frustre aussi, c'est lorsqu'on regarde par notre fenêtre et que l'on voit toutes les richesses du pays auxquelles nous n'avons pas accès. Mais même déçus, les gens se battent. Le pessimisme est différent du fatalisme...". [ndlr : L'Afrique du Sud se caractérise par d'importantes richesses minières : or, diamant, charbon, etc. Elle est la première puissance économique du continent africain.]
Et d'ajouter : "A Dijon, j'ai vu des noirs et des blancs traîner ensemble dans la rue. Chez nous, on ne voit pas ça. (...) Honnêtement, toutes ces inégalités ne sont pas une nouvelle apartheid mais franchement, ça sent quand même l'ancien...".
* Ces chiffres nous ont été communiqués par Surplus People Project.
** Selon un article de Courrier international, datant du 29 janvier 2009.
