
Karim Lebhour est journaliste, correspondant de La Croix et de Radio France International (Rfi) au Proche-Orient depuis 2007. Pendant trois ans, il a été le témoin du quotidien de la bande de Gaza, depuis la prise de pouvoir du Hamas jusqu'à "Plomb durci", la guerre israélienne de janvier 2009 et son cortège de destructions. Il vient de publier "Jours tranquilles à Gaza"* : recueil de courtes chroniques et anecdotes éclairantes racontant Gaza depuis 2007 et le retrait des Israéliens. Regard croisé d'un journaliste sur les racines du mal israélo-palestinien et de ce quotidien "tranquille" à Gaza...
Vie suspendue
Selon Karim Lebhour, "la bande de Gaza est un héritage absurde de l'histoire." 1,5 millions de Palestiniens vivent sur ce territoire minuscule de quarante kilomètres de long et huit kilomètres de large. Ceux qui y vivent sont interdits de sortie. Le seul point d'entrée pour les marchandises à Gaza, c'est par Israël. A partir de juin 2007, Israël commence à imposer une réduction des marchandises autorisées à rentrer à Gaza. C'est ce que l'on nomme le blocus.
Le journaliste de Rfi note que le blocus n'a pas commencé avec l'arrivée du Hamas en 2007 : "Souvent, dans les médias, on fait remonter le blocus de Gaza à 2006 et à l'élection du Hamas et de la capture du soldat israélien Gilad Shalit. Israël annule le permis général de sortie qui permettait aux Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie de circuler librement en Israël et dans le territoire palestinien. Ce permis général a été remplacé par un permis individuel. En réalité, les premières mesures de restriction à Gaza ont été prises en 1991, la construction de la barrière ultra sécurisée date de 1995 ; l'interdiction de toute sortie de Gaza date de 2006. Israël quitte la bande de Gaza en 2005 puis en 2006, elle ferme en quelque sorte la bande de Gaza à clé et jette la clé à la mer."
Historiquement, il s'emploie à démonter que le processus d'isolement et d'enfermement de la bande de Gaza s'est enclenché depuis une quinzaine d'années. Selon lui, il atteint son paroxysme aujourd'hui : "Il n'y a plus d'économie, c'est une vie suspendue, on vit de l'aide humanitaire. Il y a ces taxis qui vous demandent à être payés en cigarettes, le Pepsi que l'on boit qui n'a plus de bulles parce qu'il n'y a plus de gaz carbonique pour en faire du Pepsi Cola, sans oublier ces ânes qu'on peint avec des rayures pour figurer des zèbres que les enfants réclament dans le zoo de Gaza."
Otages du pouvoir
"Lorsque le Hamas s'installe au pouvoir en 2007, il met en place son propre gouvernement et commence à prendre des mesures, notamment des réductions de peine pour les prisonniers s'ils apprennent le Coran par cœur. Au départ, le Hamas n'a pas mis en place un agenda islamiste. On se trompe en faisant un parallèle entre le Hamas et les Talibans. Le Hamas vient avec une idéologie où il faut islamiser la société par le haut. Il n'impose pas de charia. Par petites touches, ils essayent de prendre des mesures qui satisfassent un peu leur base. On constate aujourd'hui qu'ils sont de moins en moins complexés. Est-ce le fait que c'était déjà dans leur projet initial ou bien qu'ils ont senti qu'ils n'avaient aucune ouverture du côté de la Communauté internationale et que de toute façon ça ne changerait rien ?"
Les Gazaouis, au même titre que les Israéliens, se voient tous deux comme des victimes. Ils se sentent pris en otage de cette situation. Le conflit israélo-palestinien est clairement un conflit d'opinions ou pro-Palestiniens et pro-Sionistes s'affrontent : "Quand le Hamas est arrivé au pouvoir, il n'a pas vraiment mis en place une politique autoritaire, mais on peut constater que cette politique se durcit. Il y a une véritable chape de plomb qui pèse sur les Gazaouis, davantage qu'avec le Fatah." Dans ce conflit, où se cristallisent toutes les passions, "les Israéliens ignorent totalement ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie. Pour eux, ce sont des gens qui balancent des roquettes. C'est seulement depuis peu que la notion de blocus est évoquée et admise par Israël."
Allègement du blocus ?
Depuis l'abordage sanglant le 31 mai 2010, par la marine israélienne d'une flottille d'aide à Gaza, opération qui a fait neuf morts parmi des militants turcs pro-palestiniens, Israël a annoncé, jeudi 17 juin 2010, son intention de laisser entrer une gamme plus étendue de produits dans la bande de Gaza par voie terrestre : "Il a été convenu d'assouplir le dispositif qui permet à des marchandises civiles de pénétrer dans la bande de Gaza et d'accroître le flux de matériaux nécessaires aux projets civils sous supervision internationale", a annoncé le gouvernement israélien, sans préciser les produits concernés.
Karim Lebhour évoque le quotidien des Gazaouis, durant ces trois années de blocus : "Depuis trois ans, une centaine seulement de produits étaient autorisés à Gaza ; tout le reste était interdit. Les ballons de football, les instruments de musique, le papier ne rentrent pas à Gaza. Pour des raisons de sécurité seulement ? Des roquettes sont tirées sur Israël, c'est totalement indéniable mais on peut se demander pourquoi ces produits de la vie quotidienne sont interdits... Désormais, depuis ce qu'il s'est passé sur la flottille, le gouvernement israélien change sa liste en liste négative ; il y aura des produits interdits et le reste doit être autorisé. On verra si cela sera mis en application et si cela mettra fin à cette absurdité de ne pas avoir accès à la confiture, la noix de coco et le chocolat dans la bande de Gaza.
Bien entendu, les Gazaouis n'ont pas attendu que les Israéliens leur donnent du chocolat ; ils se sont débrouillés par eux-mêmes. Cela a donné lieu à l'explosion des tunnels vers l'Égypte. En 2007, ces tunnels sont encore secrets. On y fait passer des armes, des cigarettes, de la contrebande ; c'est un monde encore obscur et secret. Nous, journalistes, essayons de filmer ces tunnels ; on nous demande 500 dollars pour y entrer."
Économie souterraine
Un an après la prise du pouvoir par le Hamas, on dénombre plus de 350 souterrains qui ont été creusés pour échapper au blocus d'Israël et importer des denrées d'Égypte : "A partir de fin 2007, début 2008, ça explose totalement et nous avons aujourd'hui des centaines de tunnels à ciel ouvert sous la frontière égyptienne. Là, passe tout et n'importe quoi. J'y ai vu passer des chèvres, des hommes, des couvertures, de l'électroménager ; un tunnel très récent suffisamment large et haut fait passer des voitures : Gaza vit grâce aux tunnels. Toute l'économie de Gaza est basée sur les tunnels. On estime que 80% des produits consommés à Gaza viennent de ces tunnels. Aujourd'hui, si vous voulez commander un iPad à Gaza, c'est possible. Le trafiquant va le commander au Caire, va le faire venir et en 48 ou 72 heures, vous aurez votre iPad. Vous l'aurez payé au prix fort mais vous l'aurez. Bien entendu, c'est inaccessible pour la plupart de la population, qui vit de l'aide humanitaire, des sacs de farine que donnent les Nations Unies aux réfugiés.
Toute l'économie officielle a été complètement détruite. On maintient Gaza dans un état de dépendance sans lui donner la possibilité de travailler. Cette économie-là est laminée et remplacée par celle des trafiquants, des profiteurs de guerre. Ce sont eux, aujourd'hui, qui sont les vrais maîtres de Gaza. Dans les tunnels, ce sont souvent des enfants qui travaillent, de onze, douze ou quatorze ans, qui creusent parce qu'ils gagnent cent dollars par jour dans ces tunnels. Le Hamas a pourtant interdit le travail pour les enfants de moins de seize ans."
*Jours tranquilles à Gaza de Karim Lebhour - éditions Riveneuve.
"Un million et demi de Palestiniens sont enfermés à Gaza, une minuscule bande de terre entourée d'une barrière électrifiée, soumise à un blocus. Dans cette prison, il faut continuer à vivre. Ces chroniques nous font entrer dans les soirées clandestines des derniers fêtards de la ville, comprendre les vendettas sans fin des clans et des factions rivales surarmées, traverser les tunnels de Rafah, eldorado des contrebandiers et découvrir un Gaza inattendu, bien au-delà des turbulences de l'actualité immédiate. Jours tranquilles à Gaza s'attache à décrire les existences d'hommes et de femmes victimes non pas d'une catastrophe naturelle, mais d'un fiasco politique parmi les plus retentissants de ce début de siècle."
