
La dernière campagne publicitaire des poulets fermiers Loué crée une polémique sans précédent jusqu'au plus haut sommet de l'État. Sur l'affiche, au premier plan: un policier, debout en uniforme; légende de l'image: «Poulet de Loué élevé en liberté». Au second plan, d'autres fonctionnaires de police sont entassés à l'arrière d'une fourgonnette; légende: «D'autres poulets». Au final, le slogan est le suivant: «Un bon poulet est un poulet libre». "Dévalorisant", "insultant", "inacceptable", "vulgaire", s'insurge la police! Amusant et pertinent pour d'autres ?... Bref, la publicité a-t-elle tous les droits? dijOnscOpe s'en est allé picorer quelques éléments de réponses auprès de spécialistes du marketing et du droit, sans oublier la Maison Poulaga, "rôtisserie nationale" implantée à Lyon...
Dieu soit Loué !
Selon le Dijonnais Jean-Philippe Morat, directeur de l'agence de communication visuelle Novamondo, l’objectif de cette publicité est de "permettre un taux de mémorisation plus fort de la marque. Son but est uniquement de créer de la polémique, c’est une campagne de provocation !, affirme-t-il. Le seul objectif est ce que nous faisons actuellement : en parler ! Nous rentrons dans la politique stratégique des poulets de Loué. Vous relayez la marque en quelque sorte. Sur Dijon, elle est relativement peu visible. Cela signifie qu’ils n’ont pas un plan média énorme. Avec de faibles moyens investis en termes d’affichage, on va cependant beaucoup parler de l’affiche", s'amuse-t-il.
"D’un point de vue économique, c’est une publicité efficace !", estime Jean-Philippe Morat pour qui efficacité ne rime pas forcément avec qualité du produit : "Je ne pense pas que ce soit leur problème ! Qualitativement, c’est un bon gros poulet, un vrai qui est dans la campagne, qui mange du bon grain et ayant l’air en pleine forme. Qualitativement, on aurait parlé du plaisir du consommateur à manger un bon poulet fermier. Ce n’est absolument pas le cas ici, nous ne sommes pas dans une logique qualitative mais dans une démarche de rappeler la marque !", précise-t-il.
Selon le directeur de Novamondo, "une publicité est différente en fonction de chaque produit et de chaque personne à qui elle s’adresse. Une bonne publicité, au sens professionnel du terme, est une publicité sur mesure, une information qui fait vendre !". Dans le cas de la publicité des poulets de Loué, "elle peut devenir une bonne publicité dans le sens où elle peut créer une mémorisation de la marque. Ainsi, lorsque l’on se rendra au supermarché, entre un poulet de Loué et un poulet sans image, bêtement et même sans en avoir conscience, on se dirigera peut-être plus facilement vers le poulet de Loué en l’occurrence", assure-t-il.
"Une moquerie digne d’une cour d’école !"
Emmanuel Touraille, avocat au barreau de Dijon, membre du Conseil de l’ordre et responsable de la commission du procès pénal rappelle qu'une affiche publicitaire est soumise aux dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et spécialement dans ce cas les articles 29 alinéa 2, 30 et 33. "En l’espèce, le corps constitué se plaignant est une profession : policier. Une plainte pourrait donc être déposée pour injure et des syndicats de policiers pourraient eux-mêmes engager une action en référé pour faire retirer la publicité". Pour l'avocat au barreau de Dijon, le tribunal saisi devrait avoir à répondre à la question suivante : "La publicité fait-elle gravement injure à la profession de policier ou s’inscrit-elle dans les limites de l’humour ?".
Avant de "statuer", Emmanuel Touraille rapporte les délibérés de deux affaires récentes : "Un dessin représentant un surveillant de prison sous les traits d’un porc relève de la caricature mais la tolérance dans ce domaine ne saurait autoriser des représentations dégradantes (cour d'appel de Paris le 22 mars 2007). Un dessin représentant un policier avec un groin de porc pour illustrer le titre d’un livre sur les contrôles d’identité abusifs a été jugé abusif dès lors que la pratique reprochée semblait s’appliquer à l’ensemble des policiers (cour d'appel de Paris le 18 janvier 2007)". Compte-tenu des éléments susvisés et selon Emmanuel Touraille, "il apparaît que la publicité en cause demeure dans les limites légales dès lors qu’elle est indubitablement axée sur l’humour, en l’occurrence une moquerie digne d’une cour d’école et qu’en aucun cas, il n’est allégué de comportements illégaux de policiers".
Sacrifice de poulet
A noter que l'emploi du terme "poulet" pour désigner un policier vient du fait qu'en 1871, la préfecture de police de Paris a pris place sur l’ancien marché aux volailles. Pour les habitants, les policiers sont donc devenus les nouveaux poulets et l'expression est passée dans le langage populaire pour le meilleur et surtout pour le pire... En effet, en 1995, le morceau "Sacrifice de poulet" du groupe de rap Ministère A.M.E.R, extrait de la bande originale du film La Haine, suscite de vives réactions. Le ministère de l'intérieur porte plainte contre le Ministère A.M.E.R., qui est condamné à une amende de 250.000 francs. Le groupe comparait devant la 17ème chambre correctionnelle de Paris, en 1997, pour "apologie du terrorisme, injures publiques et provocations directes non suivies d'effets envers les fonctionnaires de police". La chanson raconte une soirée d'émeutes en banlieue parisienne et le refrain se termine ainsi : "Ce soir, j’ai la santé, je vais sacrifier un poulet".
Selon notre confrère LeFigaro.fr (édition numérique du 21 juillet 2010 : lire ici), à la suite des violences urbaines qui ont éclaté dans le quartier de la Villeneuve à Grenoble (Isère), après à la mort d'un jeune braqueur, abattu par la police dans la nuit du 15 juillet, plusieurs tags ont été découverts sur les murs d’un bâtiment de la police municipale à Sassenage, situé à une dizaine de kilomètres de Grenoble. Parmi les inscriptions, celle-ci : "Un bon flic, c’est un flic mort", propos renvoyant fatalement au slogan de la publicité incriminée : "Un bon poulet est un poulet libre"... D'ailleurs, dans une lettre à lire dans le document ci-joint, à l'attention du président des poulets Loué, Nicolas Comte, secrétaire général du Syndicat général de la police-Force ouvrière (SGP-FO), estime "qu'en ces périodes où les policiers sont particulièrement exposés dans l’exercice de leur profession, et décriés par de nombreux contradicteurs, il est inutile de notre point de vue que la police nationale soit ridiculisée de la sorte".
Allô mon poulet ?
Dans un article publié en ligne le 26 juillet 2010 (Lire ici), LeMonde.fr informe qu'en marge d'un déplacement au commissariat de Dammarie-les-Lys (Seine-et-Marne), le ministre de l'intérieur, Brice Hortefeux, a annoncé le même jour qu'il avait saisi les responsables du groupe agroalimentaire français LDC (propriétaire de Loué), estimant que même si "cette campagne de publicité n'a pas forcément la volonté de blesser, aussi anodine qu'elle soit, elle participe à une forme d'irrespect qui peut conduire à des dérives".
Or Loué n'est pas la seule société à se faire réprimander par le ministre : la franchise de livraison de poulets à domicile, la Maison Poulaga* essuie également le courroux des gardiens de la Paix. En effet, l'enseigne fait aussi grincer des dents la police puisque ses employés sont vêtus d’un uniforme qui rappelle étrangement celui des policiers... Même constat pour leurs véhicules, bizarrement aux couleurs de celles des gendarmes, tandis que les menus et tarifs sont proposés sous forme de fausses contraventions. Sans oublier le cuisinier, qui sert le poulet derrière des barreaux de prison et, cerise sur le gâteau, les clients, qui sont accueillis au téléphone par un : "Allô mon poulet ?". Bref, la Maison Poulaga est un pastiche grandeur nature de la police nationale.
"On ne peut pas plaire à tout le monde !", déclare Frédérick Dorkel, gérant de la franchise sur Lyon. "J’ai quand même livré un commissariat entier avec une casquette bleu ciel sur la tête et un t-shirt de poulet avec écrit : "Rôtisserie nationale" dans le dos. J’ai des clients dans la police qui trouvent cela très drôle ! Je peux même vous dire que certains d'entre eux ont des magnets à l’effigie de la Maison Poulaga collés sur leur réfrigérateur !, confie-t-il. J’ai des amis proches dans la police. Si j’avais senti chez eux à la base qu’ils pouvaient trouver cela insultant, irrespectueux ou attentatoire à la dignité de leur profession, je ne serais assurément pas allé jusqu'au bout de ce projet!", certifie Frédérick Dorkel.
Police basse-cour !
Dans un article daté du 26 juillet 2010 (Lire ici), notre confrère GazetteInfo.fr interviewe Jean-Marie Philips, secrétaire régional du syndicat de la police nationale, Alliance, qui se déclare "choqué qu’une enseigne nationale telle que Loué réalise une publicité attentatoire à la dignité des policiers". Pour le directeur de l'agence de communication dijonnaise Novamondo, Jean-Philippe Morat, considérant cette publicité comme une "gentille provocation", "c’est une réaction de syndicalistes épidermiques. Je pense qu’ils devraient avoir un peu plus d’humour ! En réagissant ainsi, ils consolident la stratégie marketing, ils rentrent dans le jeu des publicitaires. S’ils se prennent pour des poulets, c’est dommage pour eux, cela signifie peut-être qu’eux-mêmes ont une mauvaise image de leur métier ! A la place de la police, si j’avais vraiment voulu emmerder le poulet de Loué, je ne serais pas rentré dans la polémique !"
Jusqu'où peut-on aller dans la provocation ? Vaste question... Existe-t-il des limites à ne pas franchir dans la caricature, l'humour et dans... la publicité ? Sur ce sujet, Jean-Philippe Morat se veut volontiers philosophe et reprend à son compte la célèbre maxime de Pierre Desproges : "On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui ! disait-il. On peut rire de la mort mais pas avec une veuve qui vient de perdre son mari ! Le problème de la publicité, c’est qu’on veut essayer de faire rire tout le monde avec un seul visuel. Lorsque vous avez une affiche dans la rue, elle s’adresse à toutes les personnes qui passent devant... Or toutes sont différentes."
* Le terme "poulaga" désigne en argot un policier, un flic, un keuf... un poulet !
