
Ni campagne de communication choc ni levée de boucliers des buralistes... Alors que la parution d'un décret d'application au Journal officiel (JO), le 25 mai 2010, élargit l'interdiction de vente de tabac aux jeunes de moins de 18 ans, l'information semble avoir peu filtré auprès du grand public. Explications avec Romain Casas, président du syndicat des buralistes de Côte-d'Or*, et Sabine Chabert, chargée de mission au Centre d'information régional sur les drogues et les dépendances (CIRDD)...
Sabine Chabert, Romain Casas, bonjour. Vos fonctions respectives vous permettent d'observer les pratiques liées à la consommation de tabac : quelle est la situation aujourd'hui parmi les 16-18 ans, cible de ce volet de la loi "Hôpital, patients, santé et territoires" du 22 juillet 2009?
Sabine Chabert : "L'enquête la plus récente à ce sujet a été menée en 2008 par l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Elle nous permet d’estimer que 31% des jeunes Bourguignons de 17 ans ont un usage quotidien de tabac, c'est-à-dire supérieur ou égal à une cigarette par jour. En comparaison avec le reste du territoire, le profil tabagique des jeunes Bourguignons est donc proche de la moyenne nationale, qui est de 28,9% en ce qui concerne la consommation quotidienne. En 2005, presque trois quarts des jeunes Bourguignons interrogés disaient par ailleurs avoir déjà expérimenté le tabac.
Au-delà des chiffres, il faut rappeler que la précocité de l'expérimentation et de l'entrée dans le tabagisme quotidien sont des facteurs de risque très importants pour l'installation durable dans la consommation et la dépendance. La vigilance est donc de mise auprès des publics jeunes."
Romain Casas : "Pour nous buralistes, la consommation réelle des jeunes est difficile à évaluer car la plupart des mineurs adoptent le comportement suivant : soit ils indiquent acheter les cigarettes pour leurs parents, soit ils demandent à des adultes d'acheter le paquet désiré... D'autre part, la contrebande est un phénomène à ne pas négliger. En effet, une étude menée en 2008 en France par le fabricant British american tobacco (BAT), montre en effet que 24% des cigarettes consommées - soit près d'un paquet sur quatre, ne proviennent pas d'un achat chez les débitants de tabac. Cette pratique en progression rend donc difficile toute estimation basée sur les simples ventes au guichet."
Qu'impose cette loi en théorie et quels moyens sont mis en œuvre pour l'appliquer sur le terrain?
S.C. : "Bien que la vente de tabac soit interdite aux mineurs de moins de 18 ans depuis le 22 juillet 2009, la mise en œuvre de la mesure ainsi que les modalités pratiques d’application viennent d’être entérinées par le décret n°2010-545 du 25 mai 2010, relatif aux sanctions prévues pour la vente et l’offre de produits du tabac. Ce dernier fixe l’amende forfaitaire à 135 euros pour les buralistes contrevenants."
R.C. : "En Côte-d'Or, la question de la mise en application a été abordée dès l'assemblée générale de notre fédération départementale, en novembre 2009. Il a été convenu que les affichettes indiquant cette interdiction de vente seraient distribuées aux buralistes dès la fin 2009, sans que l'accrochage en soit obligatoire. Depuis mai 2010, par contre, chacun doit l'avoir placé dans sa boutique. Je suis d'ailleurs étonné de constater que des soucis de communication auprès de notre branche professionnelle soient relayés par la presse dans certaines régions... En Côte-d'Or, tout s'est bien passé."
Cette nouvelle réglementation peut-elle vraiment changer le comportement des 16-18 ans face au tabac?
S.C. : "Cette interdiction, qui vise à rendre plus difficile l’accès aux produits, vient enrichir l’arsenal de mesures préventives telle que la politique d’augmentation des prix effective depuis plusieurs années. Selon Joseph Osman, tabacologue et directeur de l’Office français de prévention du tabagisme (OFT), on observe par exemple une baisse de 4% de consommateurs à partir de 10% de hausse des prix. Ces conduites addictives voient donc ainsi un nouvel obstacle, bien réel, se dresser devant elles."
R.C. : "Si les buralistes se tiennent à une application stricte de cette loi, deux scénarios peuvent être envisagés. Le premier est celui du gamin débrouillard, qui trouvera de toute façon un adulte pour lui acheter ses cigarettes. Le second, plus délicat financièrement pour les professionnels du secteur, serait la conséquence d'un trop fort détournement du public des bureaux de tabac suite à cette loi. Loin de contraindre les jeunes d'arrêter de fumer, ces obstacles croissants pourraient les tourner plus encore vers les circuits de contrebande. A mon sens, s'il s'agit vraiment de santé, il vaut mieux qu'un jeune achète ses cigarettes dans un lieu où il est sûr qu'elles ont été produites selon un cahier des charges rigoureux, plutôt que dans des conditions douteuses à l'étranger.
Par ailleurs, il me semble important de tenir compte de l'environnement dans lequel évoluent les buralistes. Ici, à Chenôve où je travaille, instaurer une forme de paix sociale est un travail quotidien très délicat. Les buralistes des quartiers difficiles ne prendrons jamais le risque de prendre un coup de couteau suite à un refus de vente! Cette loi est donc parfaitement applicable sur le papier mais évidemment soumise à des réalités de terrain plus compliquées, qui freineront parfois sa mise en oeuvre.
D'une manière plus générale, si elle satisfait peut-être le ministère de la Santé et les associations anti-tabac, j'estime qu'elle est loin de résoudre le problème du comportement des jeunes face à la cigarette."
* Romain Casas est également membre du conseil d'administration de la confédération nationale des buralistes et professionnel du secteur à Chenôve (21).
