Billet de blog 26 janvier 2025

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Présomption et Melon

La notion de souveraineté populaire relève d’une certaine présomption. L’histoire est une suite de servitudes, alors comment peut-on croire à la liberté ? Pourtant, des signes indiquent que l’organisation du peuple par lui-même est non seulement possible, mais vitale. Il faut en finir avec la servitude que nous connaissons présentement (servitude à une médiocratie).

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Taine ne voit dans le peuple que des foutriquets. Enfin, dans une partie du peuple, chez les jacobins, qui tiennent les rênes pendant les années rouges. Il semble qu’il réfute la souveraineté du peuple. Mais qu’appelle-t-il le peuple ? Un morceau de populace, une faction. Ce n’est pas parce que la faction s’auto-proclame représentante du peuple qu’elle est le peuple. Dans le chap. 3 de Psychologie du jacobin, Taine met en opposition l’attitude d’un « homme d’état qui n’est pas tout à fait indigne de ce grand nom » et celle du jacobin. Il semblerait donc que sa condamnation de la « souveraineté du peuple » concerne plus cette souveraineté dans l’optique jacobine qu’en elle-même. Un « homme d’état qui n’est pas tout à fait indigne de ce grand nom » vient du peuple, lui aussi. Comment le former ?

Illustration 1


Près d’un siècle et demi après Taine, le peuple politique peut-il enfin s’élaborer ? 
Éléments de réponse avec le chapitre III de la Psychologie du Jacobin d’Hippolyte Taine. 
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Ce sont là nos jacobins : ils naissent dans la décomposition sociale, ainsi que des champignons dans un terreau qui fermente. Considérons leur structure intime : ils en ont une, comme autrefois les puritains, et il n’y a qu’à suivre leur dogme à fond, comme une sonde, pour descendre en eux jusqu’à la couche psychologique où l’équilibre normal des facultés et des sentimens s’est renversé. Avant de décider une mesure, Fox s’informait au préalable de ce qu’en pensait M. H.., député des plus médiocres et même des plus bornés. Comme on s’en étonnait, il répondit que M. H... était, à ses yeux, le type le plus exact des facultés et des préjugés d’un country-gentleman et qu’il se servait de lui comme d’un thermomètre. — De même Napoléon disait qu’avant de faire une loi considérable, il imaginait l’impression qu’elle produirait sur un gros paysan.

Lorsqu’un homme d’état qui n’est pas tout à fait indigne de ce grand nom rencontre sur son chemin un principe abstrait, par exemple celui de la souveraineté du peuple, s’il l’admet, c’est, comme tout principe, sous bénéfice d’inventaire. À cet effet, il commence par se le figurer tout appliqué et en exercice. Pour cela, d’après tous ses souvenirs propres et d’après tous les renseignemens qu’il peut rassembler, il imagine tel village, tel bourg, telle ville moyenne, au nord, au sud, au centre du pays pour lequel il fait des lois. Puis, du mieux qu’il peut, il se figure les habitans en train d’agir d’après le principe, c’est-à-dire votant, montant leur garde, percevant leurs impôts et gérant leurs affaires. De ces dix ou douze groupes qu’il a pratiqués et qu’il prend pour spécimens, il conclut par analogie aux autres et à tout le territoire. Évidemment, l’opération est difficile et chanceuse : pour être à peu près exacte, elle requiert un rare talent d’observation et, à chacun de ses pas, un tact exquis ; car il s’agir de calculer juste avec des quantités imparfaitement perçues et imparfaitement notées (1). Lorsqu’un politique y parvient, c’est par une divination délicate qui est le fruit de l’expérience consommée jointe au génie. Encore n’avance-t-il que bride en main dans son innovation ou dans sa réforme ; presque toujours, il essaie ; il n’applique sa loi que par portions, graduellement, provisoirement ; il en veut constater l’effet ; il est toujours prêt à corriger, à suspendre, atténuer son œuvre, d’après le bon ou le mauvais succès de l’épreuve, et l’état de la matière humaine qu’il manie ne se révèle à son esprit, même supérieur, que par une succession de tâtonnemens. — Tout au rebours le jacobin. Son principe est un axiome de géométrie politique qui porte en soi sa propre preuve ; car, comme les axiomes de la géométrie ordinaire, il est formé par la combinaison de quelques idées simples, et son évidence s’impose du premier coup à tout esprit qui pense ensemble les deux termes dont il est l’assemblage. L’homme en général, les droits de l’homme, le contrat social, la liberté, l’égalité, la raison, la nature, le peuple, les tyrans, voilà ces notions élémentaires : précises ou non, elles remplissent le cerveau du nouveau sectaire ; souvent elles n’y sont que des mots grandioses et vagues ; mais il n’importe. Dès qu’elles se sont assemblées en lui, elles deviennent pour lui un axiome qu’il applique à l’instant, tout entier, en toute occasion et à outrance. Des hommes réels, nul souci : il ne les voit pas ; il n’a pas besoin de les voir ; les yeux clos, il impose son moule à la matière humaine qu’il pétrit ; jamais il ne songe à se figurer d’avance cette matière multiple, ondoyante et complexe, des paysans, des artisans, des bourgeois, des curés, des nobles contemporains, à leur charrue, dans leur garni, à leur bureau, dans leur presbytère, dans leur hôtel, avec leurs croyances invétérées, leurs inclinations persistantes, leurs volontés effectives. Rien de tout cela ne peut entrer ni se loger dans son esprit ; les avenues en sont bouchées par le principe abstrait qui s’y étale et prend pour lui seul toute la place. Si, par le canal des oreilles ou des yeux, l’expérience présente y enfonce de force quelque vérité importune, elle n’y peut subsister ; toute criante et saignante qu’elle soit, il l’expulse ; au besoin, il la tord et l’étrangle, à titre de calomniatrice, parce qu’elle dément un principe indiscutable et vrai par soi. — Manifestement, un pareil esprit n’est pas sain : des deux facultés qui devraient tirer également et ensemble, l’une est atrophiée, l’autre hypertrophiée ; le contrepoids des faits manque pour balancer le poids des formules. Tout chargé d’un côté et tout vide de l’autre, il verse violemment du côté où il penche, et telle est bien l’incurable infirmité de l’esprit jacobin.
Considérez, en effet, les monumens authentiques de sa pensée le journal des Amis de la Constitution, les gazettes de Loustalot, Desmoulins, Brissot, Condorcet, Fréron et Marat, les opuscules et les discours de Robespierre et Saint-Just, les débats de la législative et de la convention, les harangues, adresses et rapports des girondins et des montagnards, ou, pour abréger, les quarante volumes d’extraits compilés par Buchez et Roux. Jamais on n’a tant parlé pour si peu dire ; le verbiage creux et l’emphase ronflante y noient toute vérité sous leur monotonie et sous leur enflure. À cet égard, une expérience est décisive : dans cet interminable fatras, l’historien qui cherche des renseignemens précis ne trouve presque rien à glaner ; il a beau en lire des kilomètres : à peine s’il y rencontre un fait, un détail instructif, un document qui évoque devant ses yeux une physionomie individuelle, qui lui montre les sentimens vrais d’un villageois ou d’un gentilhomme, qui lui peigne au vif l’intérieur d’un hôtel de ville ou d’une caserne, une municipalité ou une émeute. Pour démêler les quinze ou vingt types et situations qui résument l’histoire du temps, il nous a fallu et il nous faudra les chercher ailleurs, dans les correspondances des administrations locales, dans les procès-verbaux des tribunaux criminels, dans les rapports confidentiels de police (2), dans les descriptions des étrangers (3), qui, préparés par une éducation contraire, traversent les mots pour aller jusqu’aux choses et aperçoivent la France par-delà le Contrat social. Toute cette France vivante, la tragédie immense que vingt-six millions de personnages jouent sur une scène de vingt-six mille lieues carrées, échappe au jacobin ; il n’y a, dans ses écrits comme dans sa tête, que des généralités sans substance, celles qu’on a citées tout à l’heure ; elles s’y déroulent par un jeu d’idéologie, parfois en trame serrée, lorsque l’écrivain est un raisonneur de profession comme Condorcet, le plus souvent en fils entortillés et mal noués, en mailles lâches et décousues, lorsque le discoureur est un politique improvisé ou un apprenti philosophe comme les députés ordinaires et les harangueurs de club. C’est une scolastique de pédans débitée avec une emphase d’énergumènes. Tout son vocabulaire consiste en une centaine de mots, et toutes les idées s’y ramènent à une seule, celle de l’homme en soi : des unités humaines, toutes pareilles, égales, indépendantes et qui, pour la première fois, contractent ensemble, voilà leur conception de la société. Il n’y en a pas de plus écourtée, puisque, pour la former, il a fallu réduire l’homme à un minimum ; jamais cerveaux politiques ne se sont desséchés à ce degré et de parti-pris. Car c’est par système et pour simplifier qu’ils s’appauvrissent. En cela, ils suivent le procédé du siècle et les traces de Jean-Jacques Rousseau : leur cadre mental est le moule classique, et ce moule, déjà étroit chez les derniers philosophes, s’est encore étriqué chez eux, durci et racorni jusqu’à l’excès. A cet égard, Condorcet (4) parmi les girondins, Robespierre parmi les montagnards, tous les deux purs dogmatiques et simples logiciens, sont les meilleurs représentans du type, celui-ci au plus haut point et avec une perfection de stérilité intellectuelle qui n’a pas été surpassée. — Sans contredit, lorsqu’il s’agit de faire des lois durables, c’est-à-dire d’approprier la machine sociale aux caractères, aux conditions, aux circonstances, un pareil esprit est le plus impuissant et le plus malfaisant de tous ; car, par structure, il est myope ; d’ailleurs, interposé entre ses yeux et les objets, son code d’axiomes lui ferme l’horizon : au delà de sa coterie et de son club, il ne distingue rien, et, dans cet au-delà confus, il loge les idoles creuses de son utopie. — Mais, lorsqu’il s’agit de prendre d’assaut le pouvoir ou d’exercer arbitrairement la dictature, sa raideur mécanique le sert, au lieu de lui nuire. Il n’est pas ralenti et embarrassé comme l’homme d’état, par l’obligation de s’enquérir, de tenir compte des précédens, de compulser les statistiques, de calculer et de suivre d’avance, en vingt directions, les contre-coups prochains et lointains de son œuvre au contact des intérêts, des habitudes et des passions des diverses classes. Tout cela est maintenant suranné, superflu : le jacobin sait tout de suite quel est le gouvernement légitime et quelles sont les bonnes lois ; pour bâtir comme pour détruire, son procédé rectiligne est le plus prompt et le plus énergique. Car, s’il faut de longues réflexions pour démêler ce qui convient aux vingt-six millions de Français vivans, il ne faut qu’un coup d’œil pour savoir ce que veulent les hommes abstraits de la théorie. En effet, la théorie les a tous taillés sur le même patron et n’a laissé en eux qu’une volonté élémentaire ; par définition, l’automate philosophique veut la liberté, l’égalité, la souveraineté du peuple, le maintien des droits de l’homme, l’observation du contrat social. Cela suffit : désormais, on connaît la volonté du peuple, et on la connaît d’avance ; par suite, on peut agir sans consulter les citoyens ; on n’est pas tenu d’attendre leur vote. En tout cas, leur ratification est certaine ; si par hasard elle manquait, ce serait de leur part ignorance, méprise ou malice, et alors leur réponse mériterait d’être considérée comme nulle ; aussi, par précaution et pour leur éviter la mauvaise, on fera bien de leur dicter la bonne. — En cela le jacobin pourra être de très bonne foi : car les hommes dont il revendique les droits ne sont pas les Français de chair et d’os que l’on rencontre dans la campagne ou dans les rues, mais les hommes en général, tels qu’ils doivent être au sortir des mains de la nature ou des enseignemens de la raison. Point de scrupule à l’endroit des premiers : ils sont infatués de préjugés, et leur opinion n’est qu’un radotage. À l’endroit des seconds, c’est l’inverse ; pour les effigies vaines de sa théorie, pour les fantômes de sa cervelle raisonnante, le jacobin est plein de respect, et toujours il s’inclinera devant la réponse qu’il leur prête ; à ses yeux, ils sont plus réels que les hommes vivans, et leur suffrage est le seul dont il tienne compte. Aussi bien, à mettre les choses au pis, il n’a contre lui que les répugnances momentanées d’une génération aveugle. En revanche, il a pour lui l’approbation de l’humanité prise en soi, de la postérité régénérée par ses actes, des hommes redevenus, grâce à lui, ce que jamais ils n’auraient dû cesser d’être. — C’est pourquoi, bien loin de se considérer comme un usurpateur et un tyran, il s’envisagera comme un libérateur, comme le mandataire naturel du véritable peuple, comme l’exécuteur autorisé de la volonté générale ; il marchera avec sécurité dans le cortège que lui fait ce peuple imaginaire ; les millions de volontés métaphysiques qu’il a fabriquées à l’image de la sienne le soutiendront de leur assentiment unanime, et il projettera dans le dehors, comme un chœur d’acclamations triomphales, l’écho intérieur de sa propre voix.
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 1 : Avant de décider une mesure, Fox s’informait au préalable de ce qu’en pensait M. H.., député des plus médiocres et même des plus bornés. Comme on s’en étonnait, il répondit que M. H... était, à ses yeux, le type le plus exact des facultés et des préjugés d’un country-gentleman et qu’il se servait de lui comme d’un thermomètre. — De même Napoléon disait qu’avant de faire une loi considérable, il imaginait l’impression qu’elle produirait sur un gros paysan.

  2 : Tableaux de la révolution française, par Schmidt (notamment les rapports de Dutard), 3 vol.

 3 : Correspondance de Gouverneur-Morris. — Mémoires de Mallet-Dupan. — A Journal during a residence in France, by John Moore. M. D. — Un Séjour en France, de 1792 à 1795.

 4 : Voyez dans le Progrès de l’esprit humain, la supériorité qu’il attribue à la constitution républicaine de 1793 (livre IX). « Les principes sur lesquels la constitution et les lois de la France ont été combinés sont plus purs, plus précis, plus profonds que ceux qui ont dirigé les Américains ; ils ont échappé bien plus complètement à l’influence de toutes les espèces de préjugés, etc. »

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