C’est à Tarbes, au théâtre Scapin que j’ai eu cette impression puissante, hurlante de l’actualité :
le Théâtre du Jeu, sous la direction de Michel Gomez, y donnait hier et aujourd’hui, une pièce assez incroyable, étonnamment prémonitoire d’Emmanuel Darley : C’était mieux avant.

Créée le 23 février 2004 au théâtre de l’Étoile du Nord à Paris, son écriture politique au sens noble pousse le spectateur dans une implication obligée : les néologismes à profusion y deviennent une novlangue qui interroge, au premier chef, puis se joue, avec dérision même, de notre capacité à puiser le sens, délivrant de rares indices avec un délai méticuleusement planifié.
L’auteur, né à Paris à la fin de 1963, a choisi de traiter ce sujet : « La Farce va mal et les Farçais sont moroses. C’est la crise, le gômage… les Farçais sont inquiets. »
Raoul Jambon, issu de la frange populaire, commercial lâché par sa boîte, cherche un remède politique à cette “morosité” ; il se décide alors, convainquant sa femme et sa fille de le soutenir dans sa quête idéale du statut de “résident de la Réplabique” et axe l’essentiel de son propos sur la thématique “C’était mieux avant”.
Mais la famille Champagne – père, mère et fils – issue d’une notabilité bourgeoise, ne l’entend pas de cette oreille et va tout tenter pour récupérer en douceur (et avec une sévère cruauté égoïste) la capacité de tirer les ficelles de son ascension.
Quelques éléments de la mise en scène.
Les six personnages, trois de chaque famille, sont joués par Claudie Combes, Célia et Éric Février, Christophe Verzeletti, Anna-Lia Italiano et Michel Gomez, la coordination musicale (guitare, trompette) étant assurée par Pierre Hossein,

chargé également pour l’occasion de la sollicitation du public, qui répètera ainsi à de nombreuses reprises, avec écho, le titre de la pièce.

Bien que le sujet soit traité ici avec une drôlerie très enlevée, le cynisme machiavélique et sournois des Champagne mobilise l’attention : chacun·e s’interroge sur les stratagèmes tour à tour d’endormissement, d’obligeance fourbe, et de simple inhumanité cruelle du fils, l’instigateur du stratagème de phagocytose de l’énergie de l’anti-héros, instrumentalisant ses proches pour placer ses atouts en sous-main.
Le livret contient de nombreuses perles, qui dénotent l’esprit du libraire devenu romancier et commentateur de l’actualité : « Tout le monde aime les Flanby » reprend avec insistance Raoul Jambon. Le sobriquet fut, en 2003 lors de l’écriture de la pièce, prononcé dans les couloirs de l'Assemblée nationale par Arnaud Montebourg : « Hollande, c'est Flanby », flageolant, mais qui retrouve toujours sa forme initiale, même secoué en tous sens … facéties dramatiques d’une gauche en décomposition au niveau institutionnel.
La pièce ne ménagera pas l’apprenti politicien : Monsieur Jambon sera grugé puis dévoré insensiblement par cette caste nostalgique de ses privilèges de l’Ancien Régime, qui le poussera à réclamer le « C’était mieux avant » bien au-delà de ce que ses positionnements politiques ne le lui laissent entendre.



Une farce grotesque ?
Certes, le personnage central est caricaturé par l’auteur, simple et honnête, mais peu éduqué et cultivé (en histoire notamment), en tout cas novice en art oratoire. Notons toutefois l’effort remarquable (et paradoxal) de l’auteur pour faire que Jambon use d’un vocabulaire nouveau, de “mots-valises” emplis des saveurs fines d’une classe sociale bien consciente – au-delà de l’apparence – de sa précarité organisée.
Darley n’use-t-il pas du néologisme de “écultation” en lieu et place d’“éducation” ? A-t-il ainsi voulu noter le défaut de “culte” néolibéral devenu hyperlibéral qui ne fait donc pas corps social chez les gens du peuple, lesquels sont ainsi soumis plus aisément au clan des propriétaires en tous genres, solidaires de leurs intérêts génériques ?


Le mépris de ceux-ci pour ceux-là transparaît en tout cas ici avec une manifeste évidence, insidieux, grave et amoral.

La permutation langagière du mot “travail” en ”trivial” entraîne avec elle le ressenti de toute une classe, obligée banalement par un mode de comportement à dépenser son énergie vitale de façon non-choisie, au fond, sinon avec la vulgarité d’une relation d’emploi qui ne correspond en rien à un investissement créatif profond.
L’auteur poursuit sa (et notre) visitation du contrat “écunumique” en plaçant, jusque dans la bouche des Champagne la transmutation sarcastique de “valeurs” en “voleurs” :
« Retrouvons les vraies voleurs pour refarcir la Farce ! »
Gros Jean comme devant * ?


Bien qu’il ne soit ni rustre ni niais, Raoul Jambon aura fait les frais de son inconscience, et de son manque de maîtrise des valeurs sous-tendues par ses idées. Amené subrepticement contre lui-même à des exagérations, des réductions dramatiques de sa pensée, des caricatures glissantes qui le mèneront souvent par-delà sa conscience immédiate (sa femme et sa fille se prêtant inconsciemment mais âprement à la manipulation) vers des formes de racisme et de xénophobie, de populisme jusqu’au rejet de ses propres convictions, il est acculé par les sophismes des Champagne à une propre interprétation fausse de sa pensée bon-enfant. Son “programme de campagne” en deviendra grotesque et risible, au premier degré, inquiétant plus en amont.
Mais l’objet de l’auteur n’est-il pas de pousser la pensée du spect’acteur (de sa propre compréhension) dans ses retranchements, et celui des lanceurs d’alerte que sont les artistes, de le laisser interpréter selon son propre discernement l’étonnante correspondance entre “notre” anti-héros virtuel – le Jeu du Théâtre - et des personnages bien réels à l’approche des diverses élections de 2022 ?
Un choix judicieux s’il en est donc, par une troupe qui devrait pouvoir faire tourner davantage encore ce beau texte.

Mais n’oublions pas, à ce propos, les atteintes récurrentes actuelles contre la culture et ses accès : la situation économique précaire des artistes, aux premières loges des difficultés de la société, les désigne souvent comme des boucs-émissaires, alors qu’ils sont – mais avec la conscience qui fait défaut à Raoul Jambon ici - des parrèsiastes, au sens foucaldien.
Voici en tout cas une troupe qui est aux prises avec notre conjoncture et tente d’adapter ses choix, depuis 26 années, avec talent et engagement pour la culture. Raison que je me permets de souligner auprès des institutions départementale et régionale.
.
* en ancien français l’expression signifie “… comme avant”