Nous sommes le 11 juillet 1966. Georges Pompidou est toujours premier ministre, et Alain Peyrefitte toujours ministre de l'information, un passé que nous allons bientôt revivre. Pierre Vianson-Ponté, dans son excellent billet de page centrale du Monde, a déploré, quelques semaines plus tôt, cette déplaisante habitude qu'ont prise les français de célébrer les mariages par de bruyants concerts de klaxons. Jean Ferrat, courroucé par la chanson de son ami Georges Brassens "Le pluriel ne vaut rien à l'homme", lui répond, par chanson interposée, "En groupes, en ligues, en processions, on a l'intelligence bête, je n'ai qu'une consolation, c'est qu'on peut être seul et con". L'Angleterre vient de gagner la coupe du monde de football, un exploit qu'elle n'a toujours pas réédité. Harold Wilson est encore premier ministre de sa déjà toujours gracieuse majesté. Jimmy Hendrix va bientôt enregistrer Hey Joe!. Les Beatles ont sorti le magnifique album Revolver. John Lennon a sérieusement compromis la sérénité de la tournée aux Etats-Unis, en déclarant que les Beatles étaient plus célèbres que Jesus-Christ. Michelangelo Antonioni a obtenu la palme d'or à Cannes pour l'extraordinaire Blow-Up.
Comme plusieurs autres réservistes de l'A.S.Saint-Etienne, j'ai été autorisé à m'entraîner avec les pros, pendant cet été 1966, sous les ordres du vénéré Albert Batteux qui succède à Jean Snella, expérience exaltante mais physiquement éprouvante, en raison des séances bi-quotidiennes. Mais en ce 11 juillet c'est relâche. Avec un groupe d'amis, nous allons voir passer la 19ème étape du Tour, Chamonix-Saint-Etienne, qui va cheminer par le col de la république, à quelques kilomètres à travers bois, du lieu de vacances familiales, le petit village du Bessat. Nous rejoignons le col par les chemins forestiers. La foule est déjà dense de part et d'autre de la route. Nous descendons, toujours à travers bois, quelques kilomètres, pour finalement dénicher une sorte de petite anse inaccessible par les chemins et donc libre, qui, donne, à mi-côte, sur une petite ligne droite, vide de spectateurs.
Le temps est gris et humide. Normal, il y a eu trois jours de ce que l'on appelle, ici, un "vent blanc", vent du sud avec beau temps lumineux et limpide, mais toujours suivi de la grisaille. C'est le cas. La première échappée arrive bientôt. Une trentaine de coureurs, parmi lesquels Lucien Aimar, le maillot jaune, Poulidor, Bracke, Pingeon, d'autres encore qui vont passer comme des fusées. Puis, quelques quatre ou cinq minutes plus tard, arrive laborieusement Jacques Anquetil, qui semble en grande difficulté, qui grimpe difficilement cette petite ligne droite et qui, tout à coup, met pied à terre devant notre petit groupe – sans doute a-t-il repéré l'anse, lui aussi, pour d'autres raisons. Il n'y a aucun anquetiliste dans le groupe, comme a pu l'être Robert Chapatte, nous sommes tous poulidoriens. La scène est pathétique, cruelle et silencieuse. La moto d'Europe1 vient se garer dans l'anse comme si nous étions les frères de l'homme invisible, et, nous reculons d'un bon mètre.
Sur la moto Fernand Choisel s'époumone et, émotion oblige sans doute, parle, crie plutôt, de la côte de Serrières, qui est, en fait, trente kilomètres plus bas. Le regard d'Anquetil oscille entre le désarroi et l'agressivité. Nous avons quand même pitié de lui en la circonstance. Anquetil, c'est celui qui, lors d'un reportage de Cinq colonnes à la une, en 1963, sur le cyclisme et le dopage, à la question de Pierre Louis :"Vous avez déjà entendu l'expression saler la soupe?", répond, impavide, "depuis que je suis dans le peloton, jamais entendu cette expression !". Surgit alors le directeur sportif, Raphaël Geminiani, dont la réputation a toujours été sulfureuse. Geminiani, lui c'est le grade au-dessus, dans le remarquable film de Marcel Ophüls, Le chagrin et la pitié, il répond à une question sur la présence des allemands à Clermont-Ferrand, ville occupée, par ce morceau d'anthologie : "Les allemands à Clermont en 1942, on ne les a pas vus !". Il y a donc peu de chances qu'un homme qui n'a pas vu les allemands en zone occupée puisse voir le "sel" dans la "soupe". Il nous jette un regard noir, comme si nous étions responsables de l'abandon d'Anquetil. Il prend à témoin le motard de la gendarmerie, qui aurait deux ans d'avance pour nous prendre pour de dangereux trublions.
Il lui met une couverture sur les épaules. Anquetil monte dans l'ambulance-voiture-balai qui disparaît bientôt au premier virage avec Geminiani et Choisel. La scène a duré peut-être trois minutes. Pas de flash-back, pas de réembobinage possible d'une cassette virtuelle, personne de l'autre côté de la route qui est abrupte, nous venons de voir l'abandon d'Anquetil. Le résumé du soir de l'ORTF s'attardera peu sur la victoire de Bracke sur le cours Fauriel à Saint-Etienne, et justifiera l'abandon d'Anquetil par une bronchite. Trop de "sel dans la soupe", peut-être ? Nous n'apprendrons que beaucoup plus tard que c'était le dernier Tour d'Anquetil. Un an plus tard, presque jour pour jour, le 13 juillet 1967, Tom Simpson meurt sur les pentes du Mont Ventoux. Là, plus du tout de "soupe", rien que du "sel". Le médecin du Tour, le docteur Dumas va prendre d'infinies précautions pour ne pas parler de dopage au micro de Maurice Séveno. Tout ceci semble si loin…