Afin de compenser la fermeture des casernes de Metz, l'Elysée a envisagé d'y regrouper plusieurs instituts statistiques (Insee, Dares, Dress) pour créer un « Pôle national de la statistique publique ». Un légitime souci d'aménagement du territoire, argue l'exécutif. «Le transfert de la statistique publique à Metz peut la dynamiter, sans dynamiser la Lorraine», rétorquent ici des membres du comité de défense de la statistique publique.

La qualité de la statistique publique française, comme son indépendance, sont aujourd'hui largement reconnues, même s'il existe toujours des marges de progrès. Un examen conduit dans le cadre du Code des bonnes pratiques de la statistique européenne en a fait récemment le constat. Déjà en 2004, le rapport de l'Inspection générale des finances commandé par Nicolas Sarkozy, alors ministre des finances, concluait à « une qualité des produits internationalement reconnue » pour un « rapport coût/qualité [qui] se compare favorablement à celui des autres pays ».
Cette qualité de la statistique publique française est aujourd'hui menacée, depuis qu'au début du mois de septembre, le président de la République a annoncé le transfert à Metz de 1.500 postes de fonctionnaires, dont « un pôle statistique », faisant craindre un démantèlement de l'Insee et des services statistiques ministériels. Une pétition en ligne a déjà recueilli plus de 11.000 signatures.
Dans le contexte actuel, certains statisticiens s'interrogent sur les raisons réelles de cette délocalisation qu'ils vivent, à tort ou à raison, comme une sanction. Relégués dans les casernes pour marcher au pas? Ce sentiment prend racine dans la récurrence des attaques adressées par certaines personnalités publiques à l'encontre des chiffres produits par la statistique publique: doutes sur les créations d'emploi, dénonciations populistes concernant l'indice des prix, ironies sur les prévisions de croissance... Ces attaques répétées ont donné lieu à plusieurs interventions des syndicats de l'Insee et des services statistiques ministériels. Elles finissent par décrédibiliser l'ensemble des producteurs de statistiques publiques.
A ces attaques frontales, s'ajoute un penchant, de plus en plus partagé, à vouloir instrumentaliser les chiffres à des fins de communication politique, comme l'illustre de façon symptomatique la polémique née au début de 2006 sur la fiabilité des statistiques de l'emploi. Les conjoncturistes s'étonnaient alors du contraste entre la faible hausse de l'emploi et la baisse rapide du nombre de demandeurs d'emploi. On sait aujourd'hui que cette baisse était en partie fictive. Mais, habilement, le doute fut à l'époque jeté sur les statistiques d'emploi, en prenant prétexte qu'elles n'auraient pas pris en compte les premiers effets, forcément significatifs, du contrat nouvel embauche. Un article opportun d'un grand quotidien parisien suggéra alors que les estimations d'emploi des « forts en math » de l'INSEE étaient mauvaises, en s'appuyant sur les confidences anonymes d'un «collaborateur» ministériel. L'auteur a pris, depuis, d'autres fonctions dans un cabinet ministériel.
Au-delà de ces impressions personnelles, pour une part subjectives, le risque d'un transfert précipité et massif d'une grande partie de la statistique publique à Metz, destination qui n'est pas ici en cause, suscite des inquiétudes pour la qualité et la pertinence des informations produites.
Déjà les deux tiers des agents de la statistique publique exercent en région, répartis dans vingt-quatre directions régionales de l'Insee et dans des services ministériels déconcentrés. Ils répondent aux besoins d'information et d'expertise des acteurs locaux ; ils apportent leur connaissance du terrain pour expertiser des sources nationales, comme le recensement ou l'emploi localisé ; ils assurent la formation et le suivi des enquêteurs. Une partie d'entre eux travaillent déjà dans des pôles de production nationaux déconcentrés de l'Insee, localisables là ou ailleurs. Ces pôles nationaux assurent une taille critique aux directions régionales, garante d'une rotation des personnels entre postes et de la survie même de certaines directions régionales. Les remettre en cause serait remettre en cause la qualité de la réponse apportée aux besoins des acteurs locaux, alors même qu'il y aurait lieu, au contraire, de renforcer les moyens de la statistique publique en région, pour répondre aux besoins croissants d'informations cohérentes et comparables sur les territoires.
A Paris, la proximité avec les services opérationnels, pour les services statistiques ministériels, est essentielle, comme la proximité avec les organismes utilisateurs des données, les partenaires des enquêtes et les producteurs de données. Caisses de sécurité sociale, instituts de recherche, centres universitaires, etc : ces organismes partenaires et utilisateurs sont, pour la plupart, implantés à Paris. Pour ne prendre qu'un exemple, l'enquête auprès des personnes sans domicile, dont la conception était très délicate, s'est appuyé sur une collaboration longue et étroite avec l'Institut des études démographiques, la Caisse nationale des allocations familiales, l'Observatoire national de la pauvreté, etc. Cette proximité a été un atout, garant de la qualité et de la pertinence des données produites.
Le transfert massif de postes annoncé nuirait à cette organisation générale du système. Le rapport de l'Inspection générale des finances de 2004 soulignait un « effort notable d'adaptation » déjà réalisé pour déconcentrer les travaux d'études et de production qui pouvaient l'être, tout « en développant l'offre en direction des acteurs locaux. Cette orientation stratégique, qui a largement été décidée de manière interne, peut être considérée comme légitime, si l'on veut maintenir la mutualisation et la cohérence des outils d'analyse locaux ». Il note enfin que « cette action, initiée depuis la fin des années 1990, apparaît plutôt en pointe par rapport aux autres pays (Allemagne, Royaume Uni), voire par rapport à d'autres administrations françaises ».
La statistique publique a fait beaucoup d'efforts en termes de déconcentration. Un transfert supplémentaire massif de fonctions centrales remettrait en cause tout l'édifice. L'exemple du transfert en cours du siège de l'ONS, l'office statistique anglais, de Londres à Newport, ne rassure pas sur ce point. Les postes ont été déplacés mais les salariés n'ont pas suivi. Les pertes de compétence ont été considérables. La qualité s'est fortement dégradée. L'autorité statistique européenne (Eurostat) l'a explicitement déploré et récemment, la Banque d'Angleterre n'a pas hésité à annoncer qu'elle ne croyait pas au taux de croissance calculé par l'ONS.
Pour la pérennité d'un système statistique public de qualité, qui permette de rendre compte des évolutions de la société, il est donc essentiel d'éviter que des décisions précipitées soient prises, sans une large consultation préalable avec l'ensemble des producteurs et des utilisateurs. Dans un contexte où les demandes d'évaluation des politiques publiques sont croissantes, il peut y avoir matière à développer l'offre, aux collectivités locales, comme aux chercheurs, et de faire en sorte que la véritable « création » d'un pôle statistique soit l'occasion d'une amélioration des services rendus. Pour cela, il faut prendre le temps de la concertation et accepter d'en payer le coût.
Patrick Aubert, Etienne Debauche, Stéphane Jugnot,
anciens élèves de l'Ensae,
membres du comité de défense de la statistique publique.