Avez-vous déjà remarqué comment les enfants transforment “spaghetti” en “pesghetti” ? Ces adorables “erreurs” ne sont pas des maladresses, mais révèlent un phénomène linguistique fascinant qui traverse les cultures et les langues : la métathèse. Dans notre monde multilingue, comprendre ces mécanismes devient crucial pour saisir comment notre cerveau jongle entre les langues.
La métathèse consiste à réorganiser l'ordre des sons dans un mot. Elle peut paraître anodine, mais elle raconte beaucoup sur le fonctionnement de notre esprit.
L'anglais, par exemple, présente des cas de métathèse entre consonnes, (comme "wapse" devenu "wasp"); d'autres mêlent consonnes et voyelles, souvent autour du son /r/. (comme dans /pərti/ pour “pretty").
L'Arabe, quant à lui, offre un paysage tout différent; contrairement à l'anglais, il ne présente pas de cas documentés de métathèse d'origine historique. Les phénomènes observés en arabe relèvent principalement de la parole enfantine ou adulte contemporaine, et non de l'évolution diachronique du lexique.
Ses dialectes regorgent de métathèses consonantiques, parfois entre sons adjacents, parfois non.
Par exemple, au Caire, on peut entendre /ʕarabijj/ devenir /ʕaribajj/ pour "arabe", ou dans certains dialectes du Levant, /ʕaṣr/ ("après-midi") se transformer en /ʕarṣ/. Ce n'est pas un dérapage, mais plutôt une preuve de l'énergie et de l'inventivité des locuteurs.
L'enfant, ce linguiste en herbe
Ce qui est fascinant, c'est que la métathèse chez l'enfant n'est pas due au hasard.
Cette réorganisation se produit rarement dans les mots monosyllabiques; elle tend à apparaître dans des contextes de parole non délibérée, qu'elle soit lente ou rapide. Elle n'est pas simplement le fruit d'une erreur passagère mais révèle une logique cognitive sous-jacente.
Dès deux ans, nos petits polyglottes commencent à manipuler les sons instinctivement, souvent pour faciliter l'articulation. Ils favorisent les sons plus simples à produire, comme les sifflantes, , plus faciles à acquérir; et ils placent naturellement les consonnes les plus sonores avant les moins sonores.
Ces transformations se produisent généralement au milieu des mots longs, jamais en début ni à la fin.
Et vers cinq ans, cette phase se dissipe, sauf si l'entourage entretient ces formes dans le dialecte local.
Chez l'adulte, la métathèse persiste surtout dans les lapsus ou les manières régionales de parler.
En somme, cette souplesse sonore dès le plus jeune âge est un avantage dans l'apprentissage de plusieurs langues. Elle démontre que notre cerveau possède, dès le plus jeune âge, une plasticité remarquable pour naviguer entre différents systèmes linguistiques.
L'arabe : Un laboratoire cognitif à ciel ouvert
L'étude de l'Arabe révèle des mécanismes fascinants de traitement mental des langues.
Contrairement aux langues européennes, l'arabe repose sur des racines consonantiques (souvent trois consonnes) auxquelles on insère des schémas de voyelles porteurs d'information grammaticale.
Ce système permet aux locuteurs de reconnaître intuitivement les liens entre des mots variés. Par exemple, "maktab" (bureau) et "katiibah" (escadron) partagent la racine {ktb}, en lien avec l'écriture. Une richesse sémantique que peu de langues offrent de manière aussi transparente.
La diglossie arabe
La situation diglossique de l’arabe, coexistence entre dialectes régionaux (acquis naturellement comme langue maternelle) et arabe standard moderne (appris formellement à l’école), offre un laboratoire naturel pour comprendre le bilinguisme.
La coexistence entre arabe dialectal et arabe standard moderne illustre parfaitement le bilinguisme dans un même idiome. Contrairement aux idées reçues, les arabophones ne traitent pas l'arabe standard comme une langue étrangère.
Les expériences de priming (amorçage) révèlent des temps de traitement similaires entre dialecte et arabe standard, contredisant l'hypothèse d'une hiérarchie cognitive. Dans cette expérience, l’exposition à un élément (un mot, une image, une odeur, etc.) active dans la mémoire des associations ou représentations liées, ce qui facilite ou modifie le traitement ou la perception d’un stimulus qui suit peu après. Par exemple, un mot tel que "jaune" va activer des concepts proches comme "banane", rendant plus rapide la reconnaissance de ce second mot
Cette découverte bouleverse notre compréhension du multilinguisme. Cela signifie que le cerveau ne hiérarchise pas forcément les langues : il peut naviguer naturellement entre des systèmes apparentés, tant qu'ils partagent une base structurelle commune.
Paradoxalement, l'absence de voyelles courtes (diacritiques) dans l'écriture arabe standard, souvent vue comme un handicap, permet en réalité une lecture plus fluide chez l'adulte habitué. Il est important de noter que la présence des diacritiques (les petites marques indiquant les voyelles courtes par exemple) ralentit la lecture chez l'adulte, car elles représentent une surcharge visuelle, surtout en lecture isolée de mots. En revanche, dans un contexte de lecture courante, le cerveau anticipe et compense leur absence, rendant leur présence moins critique pour la compréhension
Implications pour l'éducation multilingue
Ces découvertes ont des implications concrètes pour l'éducation bilingue et multilingue.
Ces observations plaident en effet pour une approche pédagogique plus souple dans l'apprentissage des langues. Les soi-disant "erreurs" phonologiques chez les enfants ou les apprenants ne sont pas des fautes à corriger à tout prix, mais des révélateurs de stratégies mentales astucieuses.
La métathèse n'est pas un dysfonctionnement mais une “stratégie de réparation” où l'esprit privilégie certaines contraintes linguistiques au détriment d’autres. Le cerveau choisit la solution la plus "acceptable" en fonction d'une hiérarchie de contraintes universelles, mais pondérées différemment selon les langues.
Un exemple frappant de métathèse comme stratégie d'intégration de mots étrangers est observé dans l'adaptation d'emprunts en Sabzevari persan. Le mot arabe /ɡusl/ (ablution rituelle), comportant une séquence consonantique finale difficile à prononcer en persan, est systématiquement transformé en [ɡuls]. Ici, la métathèse du /s/ et du /l/ permet d'éviter un groupe consonantique jugé inacceptable, illustrant parfaitement comment le cerveau opère une réparation phonologique pour adapter des mots étrangers aux schémas phonotactiques de la langue cible.
La métathèse sert à restaurer la "légalité" de la structure, en permutant les éléments pour satisfaire des contraintes de bonne formation syllabique, même si cela viole d'autres contraintes. Par conséquent, la métathèse est tolérée pour satisfaire d'autres contraintes de plus haute priorité.
La métathèse nous enseigne que la variation linguistique n'est pas un obstacle mais une richesse. Elle témoigne de la créativité permanente des communautés linguistiques et de l'extraordinaire capacité d'adaptation de l'esprit humain.
Les preuves neurologiques issues de l'étude de l'aphasie vont dans le même sens; même dans des situations de trouble, le cerveau conserve l'accès à ces racines abstraites et aux mécanismes de réparation.
Des études en IRMf (Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle) et en EEG (Électroencéphalographie) ont montré que le traitement cérébral de la morphologie abstraite, notamment des racines dans des langues comme l'arabe, active des réseaux neuronaux spécifiques impliquant des zones comme le gyrus frontal inférieur (aire de Broca) et le cortex temporal supérieur, suggérant que ces structures abstraites sont traitées à un niveau profond et automatisé.
Le cerveau opère bien à partir de structures profondes et abstraites, plutôt que de simples formes de surface. Une preuve supplémentaire de la robustesse de ces structures mentales.
Vers une vision renouvelée du multilinguisme
En cette époque où les compétences multilingues deviennent essentielles, comprendre ces mécanismes profonds nous aide à construire des ponts entre les langues plutôt que des barrières.
La métathèse, au fond, nous rappelle que le langage est vivant, malléable, créatif. Il s'adapte, bifurque, se transforme, tout comme ceux qui le parlent.
Plutôt que de voir ces décalages sonores comme des anomalies, on pourrait les considérer comme des manifestations de l'intelligence linguistique humaine, une preuve de la capacité de notre cerveau à optimiser et à réparer les structures phonologiques pour garantir une communication efficace.
Notre cerveau multilingue ne se contente pas de stocker des mots; il crée des architectures mentales complexes, flexibles et créatives.
Reconnaître cette richesse, c'est ouvrir la voie à une société plus inclusive où la diversité linguistique est perçue comme un atout cognitif et culturel majeur.
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