« Le progrès, qui devait donner aux hommes les moyens de leur émancipation, a creusé les inégalités » et l'absence d'espoir plonge la France « dans une situation pré-insurrectionnelle », analyse Guillaume Blanc, ancien collaborateur de Martine Aubry. Dans un système à bout de souffle, il faut une réponse politique forte et la convocation de « réels États Généraux et non des simulacres de démocratie participative encadrée ».
L'Europe, dans un mouvement initié par la Renaissance, s'est construite sur une idée majeure, celle exprimée par Thomas More, l'Utopie. Cette idée que les peuples sont des êtres humains doués de raison et qu'en favorisant l'accès à l'éducation, aux sciences et à l'art, ils seront capables de construire un avenir meilleur. Cette croyance en un nouveau monde, terrestre et non spirituel, bâti par les Hommes et non par Dieu, a porté les peuples européens pendant des siècles et a fait reculer l'obscurantisme et le poids du pouvoir religieux dans les sociétés européennes. La loi française de 1905 instaurant le principe de laïcité a été en cela un aboutissement et non un point de départ.
Ce mouvement ne fut pas linéaire et, à plusieurs reprises, les forces les plus conservatrices ont tenté, en vain grâce au réveil des peuples, de replonger l'Europe dans l'obscurantisme.
Nous sommes aujourd'hui confrontés à cela. Le XXe siècle, par les deux guerres mondiales qui ont meurtri l'Europe, a remis en cause cette vision d'un Homme bon par nature. La victoire du capitalisme dans les années 1980, qui aboutit par la chute du Mur de Berlin, a fait triompher la cupidité et a mis un terme en la croyance d'un avenir meilleur, à l'utopie. Et ce, malgré le formidable progrès démocratique et les libertés nouvelles que cet événement majeur offrait face au totalitarisme.
Le pragmatisme est devenu la règle et a fini par imposer une société de peur et de déclassement qui porte en elle les germes d'un mouvement contre-révolutionnaire.
Mais l'Homme ne peut vivre sans espoir. Cette victoire du pragmatisme est alors accompagnée d'un retour à la spiritualité. Le nouveau monde ne pouvant être terrestre, il sera spirituel. Il s'agit dès lors dans l'immédiat de se protéger face à un monde qui fait peur. L'échec de la mondialisation devient criant. Loin de rapprocher les peuples, loin de la construction de la Pax Universalis qui était le rêve des utopistes de la Renaissance, la mondialisation capitaliste a jeté les peuples les uns contre les autres. Jaurès le disait déjà avant le premier conflit mondial : «Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage.» Le repli sur soi a remplacé l'ouverture vers les autres. La préférence nationale en est devenue la réponse politique.
Les velléités indépendantistes écossaises ou catalanes en portent aussi en partie la marque, exprimant à la fois un égoïsme et l'idée que, face aux ravages du libéralisme, il faut trouver des solidarités de communauté.
Le progrès, qui devait donner aux Hommes les moyens de leur émancipation, a creusé les inégalités. La société de consommation a ouvert la porte à une nouvelle lutte des classes. Il n'est plus question de bourgeoisie et de prolétariat mais de ceux qui peuvent consommer et ceux qui n'en ont pas les moyens. Le pouvoir d'achat est devenu le marqueur de différenciation. L'argent n'est plus un moyen mais un but. La télévision en est le plus efficace des messagers, propageant la peur et promouvant l'idée que la réussite individuelle viendra par la cupidité.
Berlusconi, comme précurseur des nouveaux médias, est en cela à l'obscurantisme d'aujourd'hui ce que Léonard De Vinci fut à l'humanisme de la Renaissance.
La France est traversée par ce même mouvement. L'absence d'espoir plonge notre pays dans une situation pré-insurrectionnelle. Nous sommes en 1788.
Le pouvoir politique, accompagné par les pouvoirs médiatique et économique, constitue une nouvelle aristocratie enfermée dans ses certitudes et dans son nombrilisme. Toute remise en cause est balayée et discréditée par les termes «populisme» et «archaïsme». Alors que, souvent, loin de la démagogie, ce qui est qualifié de populisme n'est en réalité qu'une réponse rapide et efficace à l'exaspération grandissante.
Comme Louis XVI à Versailles, ils semblent ne pas se rendre compte que le «bon peuple» souffre et que la révolte gronde. Leur obsession, et c'est extrêmement présent dans chacune des interventions publiques de Manuel Valls, est celle de durer, de conserver leur pouvoir, de préserver leurs privilèges.
En attendant, la réalité est criante.
Les Français sont plongés jour après jour dans des difficultés de plus en plus grandes. L'impôt, qui devrait constituer le socle de la solidarité nationale, touche une part de plus en plus réduite de la population et donne le sentiment de servir bien plus à la réduction de la dette qu'au développement d'un service public efficace. Le régime fiscal injuste a ainsi recréé une société de privilèges entre ceux qui vivent ou survivent par leur travail, et ceux qui vivent de la rente. Mais les privilèges ne se limitent pas à l'impôt. Ils traversent la société de part et d'autre, y compris la justice. La comparution immédiate, justice des pauvres, a remplacé les lettres de cachet. Tout finit par donner le sentiment que deux mondes se côtoient sans interagir. Une aristocratie nouvelle qui profite du travail d'un nouveau tiers état de plus en plus soumis à la peur du déclassement.
Cela sous les yeux de banquiers veillant sur un système à bout de souffle, tels les gardes suisses qui jadis protégeaient Versailles.
Il est urgent de réagir ou le lepénisme finira par s'installer comme un péronisme européen.
La réponse économique est évidemment essentielle. De nombreux économistes proposent des solutions face auxquelles le pouvoir politique, enfermé dans ses dogmes, reste sourd et aveugle.
Mais au-delà de la réponse économique dont les effets prendront du temps, il nous faut réagir par une réponse politique forte.
Certains, à gauche, l'ont compris. L'initiative de Jean-Luc Mélenchon, avec son mouvement pour une 6e République, est intéressante mais pas suffisante. Il ne s'agit pas de demander aux citoyens de s'exprimer, de «prendre la parole», comme le clamait l'hymne socialiste des années 1970. Il s'agit aujourd'hui de «rendre la parole», de faire parler et d'écouter ceux qui se taisent. Sans paraphraser Saint Jean, le Verbe, la parole, détermine l'existence de l'être humain.
Ouvrons dès lors des cahiers de doléances. Allons au-devant de nos concitoyens et écoutons-les. Soyons tous des Florence Aubenas, des Axel Kahn ou des Jean Lassalle. Écoutons et faisons entendre cette France qui souffre et qui se tait. Convoquons de réels États Généraux et non des simulacres de démocratie participative encadrée qui ne sert qu'à donner l'illusion d'un débat refusé par l'exécutif et à protéger un appareil politique en occupant des militants traversés par le doute.
Tout cela doit s'accompagner d'une réaction immédiate de la classe politique qui doit montrer qu'elle a compris le vent de révolte. De nombreuses propositions existent comme le non cumul des mandats, la réduction du nombre de parlementaires, la transparence financière...
Certaines ont été adoptées, mais elles ne sont pas suffisantes et sont souvent reportées à une application ultérieure.
Les élus doivent prendre conscience de l'urgence. Bismarck disait que pour combattre le populisme, il faut lui couper l'herbe sous le pied. Comprenons cette leçon et initions dès aujourd'hui le changement de notre classe politique. Cessons la reproduction en présentant aux élections des candidats nouveaux qui ne seront pas issus du sérail, de cette reproduction de classe qui fait d'un collaborateur d'élu un candidat potentiel. Cessons la suspicion en cassant les privilèges. Moins de collaborateurs, des indemnités réduites, moins de voitures officielles, des frais de représentation soumis à contrôle fiscal, des permanences parlementaires qui ne doivent plus être la propriété des députés à la fin de leur mandat mais celles des collectivités. Que chacun, élu ou non, paie sa place lorsqu'il se rend pour son plaisir dans une salle de spectacle, dans un lieu d'exposition ou dans une enceinte sportive. Rendons inéligibles systématiquement toutes celles et tous ceux qui trichent.
Alors que de plus en plus de Français pensent qu'une caste de privilégiés n’est pas concernée par les efforts qui leur sont demandés, montrons par des décisions rapides et symboliques que nos élus sont là pour servir et non pour se servir.
Nous sommes en 1788. Si nous n'agissons pas rapidement et fortement, les urnes remplaceront la guillotine. Mais l'Histoire ne se répétant pas totalement, c'est la République et ses idées généreuses de Liberté, d'Egalité et de Fraternité qui tombera sous les attaques de l'obscurantisme. Et alors le lepénisme ajoutera une nouvelle page sombre à l'Histoire de France. L'ennemi n'est pas à nos portes. Il est en nous. Et chacun de nos actes servira à l'abattre ou à le nourrir.
Il est temps pour toutes celles et tous ceux qui portent les beaux idéaux qui ont façonné l'Europe entière de se lever et de les défendre. Remplaçons les armes des révolutionnaires de 1789 par le Verbe. Utilisons l'Internet pour diffuser la parole de ceux que l'on n'entend pas. Allons voir nos concitoyens et relayons ce qu'ils ont à dire.
L'obscurantisme se nourrit du silence des opprimés et de l'autisme des gouvernants. En remettant de la lumière, nous briserons sa force.
Faisons nôtre cette maxime de Danton : «Pour vaincre nos ennemis, il nous faudra de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace.»
Guillaume Blanc, militant socialiste, ancien responsable du Mouvement des jeunes socialistes (MJS), ancien collaborateur de Martine Aubry, coauteur avec l'ancien ministre Jean Le Garrec de L'idée socialiste : il faut retrouver Proudhon (éditions Bruno Leprince, 2011)