Au lendemain des attentats du 13 novembre 201, Marine Le Pen fait une déclaration officielle. A la minute 2’32 de son discours, elle dit :
« La France doit interdire les organisations islamistes, fermer les mosquées radicales et expulser les étrangers qui prêchent la haine sur notre sol, ainsi que les clandestins qui n’ont rien à y faire » (MLP, novembre 2015)
Dans cette phrase nous trouvons la première attestation d’une liste syntaxique catégorisante dans le discours récent de la droite française.
Ce pattern linguistique joue un rôle très important dans la manipulation discursive et mérite donc toute notre attention. Par liste syntaxique on entend en linguistique la réalisation multiple d’une même place syntaxique. Dans la phrase de Marine Le Pen, par exemple, les trois réalisations de l’objet du verbe devoir - interdire les organisations islamistes, fermer les mosquées radicales et expulser les étrangers – constituent une liste syntaxique, ainsi que les deux réalisations de l’objet d’expulser – les étrangers qui prêchent la haine et les clandestins qui n’ont rien à y faire. La liste syntaxique- dont le lecteur curieux pourra lire ici en français et ici en anglais – peut avoir plusieurs fonctions, dont une fonction de catégorisation. Si quelqu’un nous dit « je voudrais prendre un chien, un chat, un canari », nous comprenons que notre interlocuteur veut n’importe quel animal domestique (et non pas forcement soit un chien, soit un chat, soit un canari et rien d’autre). Effectivement, quand nous rencontrons une liste, nous cherchons spontanément la propriété commune à tous les éléments énumérés qui nous permet de les réunir sous une même catégorie. Dans le cas des chiens, chats et canaris, la catégorie existe naturellement, il s’agit des animaux domestiques, et l’interprétation catégorielle est facile. La liste peut pourtant être utilisée également pour construire des catégories ainsi-dites ad hoc, c’est à dire des catégories qui regroupent des éléments qui pour des raisons accidentelles se trouvent à partager une quelconque caractéristique à un moment donné ; nous pouvons par exemple dire « prends s’il te plait l’ordinateur, le stylo, la pomme et tout le reste » pour indiquer la catégorie de tous les objets qui se trouvent sur une table à un moment donné. Et la liste peut également être utilisée pour indiquer des catégories que nous avons définies, ad nauseam, c’est-à-dire des catégories sans correspondant dans la réalité, qui sont posées dans le discours avec le seul objectif d’amalgamer des réalités très différentes, souvent à des fins de dénigrement.
Au lendemain des attentats du 13 novembre, Marine Le Pen met donc dans la même catégorie les organisations islamistes, les mosquées radicales, les étrangers et les clandestins. Par cette opération discursive, elle n’établit pas (encore) une équation entre migrants et terroristes, comme le font déjà plusieurs de ses compagnons de route, elle suggère néanmoins l’existence d’une propriété commune entre ces deux catégories.
Cette phrase a un effet. Elle devient en effet un slogan martelé dans les semaines suivantes par toute l’extrême droite française (et répétée plus récemment, en 2019, par Laurent Wauquiez).
Et c’est à partir de ce moment-là que, politiquement parlant, l’immigration change de statut : elle est évoquée de moins en moins comme un sujet de débat en soi et de plus en plus comme un levier utile à introduire et à caractériser négativement d’autres sujets et d’autres questions dans le débat public. C’est ainsi que les listes catégorisantes ne cessent de se multiplier dans le discours de Marine Le Pen. L’immigration est tour à tour mise en liste, en fonction du débat du moment, avec la réduction des libertés, les institutions européennes, la fraude sociale, la désindustrialisation, le chômage de masse, la mondialisation sauvage, la dérégulation du droit du travail, les puissances financières, la menace sur la sécurité alimentaire :
« Nous pouvons faire des économies sur l'Union européenne, sur l'immigration qui nous coûte une fortune. » (MLP, mars 2016)
«Je veux faire des économies sur l'immigration, sur la fraude sociale, sur ce qu'on donne chaque année à l'Union européenne. » (MLP, décembre 16)
« Vous avez mis en œuvre des politiques absurdes qui ont entraîné désindustrialisation, chômage de masse et immigration massive. » (MLP, juin 2016)
«#Macron est pour la mondialisation sauvage, pour la dérégulation du droit du travail, pour l'immigration de masse. » (MLP, avril 2017)
«Emmanuel #Macron est le candidat de la mondialisation sauvage, de l'immigration massive et des grandes puissances financières ! » (MLP, août 2017)
«Immigration massive, baisse des salaires, concurrence internationale déloyale, menace sur la sécurité alimentaire : tout cela s’appelle le mondialisme. » (MLP, janvier 2019)
Ces catégories n’ont clairement pas de référent identifiable dans la réalité, elles sont purement discursives et ne correspondent à rien. Elles permettent, pourtant, de construire la contraposition simplificatrice typique du discours manipulatoire entre une représentation positive d’un NOUS et une représentation négative de l’AUTRE. Ce schéma, qui a, par ailleurs, un pouvoir fédérateur en soi, permet aux femmes et aux hommes politiques de droite de rameuter très facilement leurs sympathisants contre toute une série de cibles politiques qui avec l’immigration n’ont rien à voir.
Il est plutôt inquiétant de voir qu’en utilisant ce même dispositif de catégorisation et en le poussant plus loin, les militants d’extrême droite arrivent à amalgamer non pas des catégories politiques mais des catégories de personne. Cela leur permet de créer et d’installer dans le discours par exemple les catégories du migrant-islamiste-terroriste-racaille des banlieues ou du journaliste de Mediapart-gauchiste-promondialiste-volontaire-des-ONG-passeur. Ces catégories de personnes seront facilement identifiées avec l’AUTRE, l’ennemi, en ouvrant ainsi la voie au discours de haine :
Un regard au delà des Alpes, par ailleurs, ne peut que nous faire froid dans le dos : dans le débat public italien, où le discours de la droite a pris fermement racine, la liste des AUTRES est devenue hypertrophique et elle s’est sexualisée ; au delà des ennemis politiques, elle arrive maintenant à inclure les prostituées, les homosexuels, les transgenres, et plus généralement ceux qui « n’aiment pas la chatte » comme le montre ce tweet d’un compte faisant l’apologie du fascisme, étrangement encore actif :
« Da quello che vedo siamo circondati da sinistroidi froci, lesbiche, puttane, trasgender purché non fascisti anti Italia e anti italiani. Io sono retrogrado, mi piace la fica sono fascista e amo il mio paese. » (Feros68, mars,2019)
‘A ce qu’il paraît on est entouré par des gauchos pédés, lesbiennes, putes, transgenre pourvu qu’ils ne soient pas fascistes anti-Italie et anti-italiens. Je suis rétrograde, j’aime bien la chatte, je suis fasciste et j’aime mon pays’
A suivre.