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Fictions futures

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Billet de blog 4 février 2012

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La fête ("affliction future")

De longs cheveux parsemés de gris pendaient de part et d'autre du visage de la belle femme qui se tenait droite au centre de la pièce. Quand le son d'un standard de rock sortit des haut-parleurs elle commença à onduler lentement des hanches en émettant un rire de gorge devant tous ses vieux copains à demi-éméchés qui la regardaient d'un air vague. Certains la rejoignirent pour danser avec elle.Pitoyable, la scène était pitoyable. Et elle riait, en plus ! Comment pouvait-il supporter de vivre dans cet asile d'aliénés !

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De longs cheveux parsemés de gris pendaient de part et d'autre du visage de la belle femme qui se tenait droite au centre de la pièce. Quand le son d'un standard de rock sortit des haut-parleurs elle commença à onduler lentement des hanches en émettant un rire de gorge devant tous ses vieux copains à demi-éméchés qui la regardaient d'un air vague. Certains la rejoignirent pour danser avec elle.
Pitoyable, la scène était pitoyable. Et elle riait, en plus ! Comment pouvait-il supporter de vivre dans cet asile d'aliénés ! Et surtout pourquoi avait-il accepté de faire le DJ pour cette soirée de has-been ? Certes, c'était bien payé, et le fait que la demande soit venue cette fois de sa mère ne l'avait pas poussé à baisser ses tarifs, bien au contraire : d'abord, il connaissait bien l'aisance financière de ses géniteurs, et, surtout, il savait que cela allait être pour lui encore plus atroce que d'habitude de voir ces ex-soixante-huitards se refaire encore la fête éternelle de leur jeunesse.
Comme il les détestait, tous !
Du plus loin qu'il se souvienne, il s'était senti étranger au monde de ses parents, partageant en cela le sentiment de ses amis vis-à-vis des leurs. On lui avait seriné le concept de crise d'adolescence, et ces grands niais férus de psychanalyse qui se considéraient comme leurs parents leur avaient répété, à lui et à ses potes, l'histoire d’œdipe et du meurtre du père. Cela les faisaient rire, et ils se racontaient souvent les dernières âneries de ces cinquantenaires qui prenaient un temps infini à discourir sur des concepts fumeux que personne n'avait jamais prouvés, tout en faisant preuve d'une constante, et ridicule, bienveillance.
Ah, leur bienveillance, leur gentillesse, leurs phrases sans fin qu'ils ne supportaient pas qu'on interrompent !
Comment pouvait-il être issu d'un terreau si minable et si complaisant ?
Il savait que ses parents avaient commencé à s'inquiéter pour lui quand il avait décidé de ne plus sortir puisque toutes les relations valables qu'il pouvait nouer se trouvaient sur le Net. Ils n'avaient pas trouvé cela normal, et l'avaient conduit chez le psy. Lequel, aussi attardé qu'eux, et malgré ses efforts évidents pour entrer en communication avec lui (« Il faut bien gagner sa croûte pépé, je te comprends! ») n'avait pu conclure qu'à une totale impuissance puisque le prétendu malade se trouvait, lui-même, fort bien portant.
Il parvenait à en rire, quand il arrivait à se détacher de la solitude affective qu'il avait fallu assumer lorsque, assez tôt, il avait saisi qu'il ne serait jamais compris de ses parents.
Il décida des les fatiguer : un petit infarctus sur le parquet du salon ne serait pas pour lui déplaire. Il remit un rock encore plus rapide et surveilla de l’œil un ami de la famille au teint rougeaud. Mais rien ne se produisit : ils étaient solides, ces vieux !
Lui, sous son casque, continuait d'être baigné dans du métal haletant.
Machinalement, il surveilla les discrets points se détachant du plafond signalant les caméras vidéos qu'il avait placées lui-même à l'insu des occupants de la maison. C'était si facile ! Ah, ils allaient s'amuser, les inspecteurs, en vérifiant l'identité des invités et en écoutant les conversations privées ! C'est vrai que c'était une sorte de privilège d'être issu de l'intelligentsia de gauche : il était bichonné par les renseignements généraux qui appréciaient particulièrement ses compte-rendus, surtout quand il avait daigné dîner avec ses parents et quelque révolutionnaire de salon, a priori inoffensif, dont il rapportait les projets.
Ce soir, c'était un vrai festival de contestataires, une vraie fiesta.
Il eut un haut-le-cœur.
En les observant, ivres de musiques et de danses, il saisissait l'essence de sa détestation : ce qu'il haïssait par-dessus tout, et depuis toujours, c'était leur bonne conscience. Ils avaient toujours été si certains d'être du côté du bien ! Jamais ils n'avaient admis que le mal faisait partie de l'humain, et donc qu'il rodait aussi de leur côté. Jamais ils ne s'étaient penchés sur les raisons de son isolement. Ils n'avaient jamais tenté d'apprendre son langage, accéléré par l'usage intense d'internet. Jamais ils n'avaient compris que la vraie vie passait par l'écran, et que leurs puérils jeux sociaux ne valaient pas mieux qu'une mauvaise série américaine. Ils n'avaient pas fait l'effort de comprendre son monde relationnel, ni le système de valeurs qu'il partageait avec ses amis.
Cela faisait longtemps qu'il se sentait seul avec eux, et entouré quand il était seul.
Mais il leur en voulait aussi pour l'avoir immergé dans un monde qu'ils avaient fait eux-mêmes, sans en avoir pourtant les clés. Il avait dû se débrouiller par ses propres moyens pour comprendre les nouvelles lignes de force de l'univers qu'ils avaient créé. C'est seul qu'il avait franchi des limites d'une façon qui les aurait horrifiés s'ils avaient été au courant, ce qu'il avait soigneusement évité.
Maintenant, il était bien dans sa vie, il avait trouvé sa place dans le mouvement de la société globale, et ce mouvement passait par l'annihilation progressive de ces vieux débris accrochés à leurs anciens privilèges.
On ne peut pas être et avoir été, pensa-t-il, en reconnaissant là le genre de réflexions verbeuses dont ses parents étaient coutumiers et qui ne servaient rigoureusement à rien.
Il se reprit et le fil de ses pensées s'orienta vers les réflexions qui l'unissaient à tous les internautes de la terre, dans un monde dont ses parents et tous leur amis qui se croyaient branchés étaient définitivement exclus : « On ne peut pas être et avoir été dans un monde connecté. Le présent est tout. La liberté individuelle nuit à la liberté collective. Honte aux loisirs gratuits : le plaisir est bon pour la société parce qu'il fait dépenser. Sans consommation, nous ne sommes rien, et c'est la fin du monde. Un livre est une perte de temps. Les contre-pouvoirs nuisent au peuple en freinant la marche en avant du monde... »
Il jeta un œil sur les rassurantes caméras vidéos, observa sur son écran la liste de ses amis en ligne qui attendaient qu'il se connecte. Puis il lança un regard cynique sur les fêtards qui dansaient toujours et leur mit un vieux Sting : « If you love somebody, set them free ».
La plupart des danseurs le regardèrent en souriant...

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