Les jeunes gens rentraient en chahutant gaiement dans le garage désaffecté transformé comme chaque jeudi soir en salle de classe approximative. Julie, jolie bénévole d'une trentaine d'année, les accueillait avec le sourire:
- Bonjour les enfants ! La voix douce de la jeune femme avait pris un ton entraînant qui suscita une réponse énergique de la part du petit groupe.
- Bonjour Julie !
- De quoi on va parler, aujourd'hui, Madame? demanda un jeune garçon roux couvert de taches de rousseur.
- J'ai pensé retravailler ce que nous avons abordé la dernière fois. Parce que c'est important et qu'il est nécessaire que ce point soit complètement acquis. Qui veut nous rappeler ce que l'on a traité ?
Quelques regards se baissèrent, toujours les mêmes timides, mais d'autres la fixèrent vaillamment tandis que des doigts se levaient.
- Matthias, à toi! Le jeune aux cheveux roux se racla la gorge et parla posément:
- Eh bien, jeudi dernier vous nous avez expliqué la principe de l'intimidation, et la façon de contrôler un groupe en suscitant la peur chez ses membres.
- Bravo Matthias! Et?...
- Euh...
- Allez, vas-y Matthias, ce n'est pas difficile...
- Euh...
Julie haussa le ton:
- Alors Matthias? Si tu avais vraiment écouté, tu pourrais me répondre. Tu as fait semblant d'être attentif, comme d'habitude ! Et en plus, tu te mets en avant pour écraser les autres. Franchement, si j'étais à leur place, je n'apprécierais pas...
Des murmures se firent entendre, tandis que Matthias virait au rouge vif, manifestement partagé entre la fureur et la honte. Julie cessa de regarder le rouquin.
- Toi, Nadia, explique-nous les autres notions que nous avons abordées...
- Si je me souviens bien, répliqua la jeune fille qui se souvenait toujours de tout, vous nous avez décrit d'autres moyens de contrôle : le choix d'un bouc-émissaire, les stratégies de rupture des liens entre les membres du groupe...
- Très bien, Nadia, tu t'en sors bien, comme d'habitude. C'est quand même incroyable que tu puisses nommer tous les éléments sur lesquels nous avons passé deux heures alors que Matthias ne peut en citer qu'un seul!
- M'dame, M'dame !
- Oui, Joshua ?
- Vous avez aussi parlé de la complicité : le leader fait de petites choses immorales ou illégales, en incluant implicitement la majorité des membres du groupe. Ceux-ci ne réagissent pas parce qu'ils craindraient de se faire ridiculiser ou rejeter. Ces membres, ensuite, se sentent solidaires du chef, quitte à couvrir des abus nettement plus grands.
- Très bien Joshua. Tu vas avoir deux points de plus, comme Nadia. Matthias, lui, aura un point en moins.
Matthias avait maintenant pâli. Sous sa frange hirsute d'adolescent, ses regards affolés cherchaient à rencontrer ceux de ses camarades, qui restaient systématiquement détournés. Son cœur battait à tout rompre, et il était assailli d'angoisse. Comment cette enseignante si gentille, qui s'était portée volontaire pour leur faire clandestinement des cours dignes de ce nom, hors de la propagande qui constituait l'essentiel des programmes de leur enseignement officiel, oui, comment elle, sa professeur préférée, pouvait-elle se comporter maintenant avec lui de la même façon que tous les profs du lycée ? Sa pensée, bloquée par la peur, ne parvenait pas à s'extraire de cette question sans réponse. Il tenta de se défendre :
- Mais Madame...
- Matthias cela suffit ! Je te vois faire ! Coupa Julie d'un ton courroucé. Prends tes affaires et mets-toi au fond de la classe en te tournant contre le mur, cela évitera à tes camarades d'être dérangés par tes mines insolentes et ta mauvaise foi ! Et donne-moi ta fiche, je vais prévenir tes parents.
Pendant que Matthias se levait et rangeait ses affaires sans mot dire, tout en remuant les pensées les plus noires, la voix de Julie se faisait douce à nouveau:
- Prenez vos cahiers et notez à la suite du cours : " travaux pratiques ". Ah, à propos, qui peut me rappeler la consigne que je vous ai donnée concernant la prise de parole dans mon cours ? Daniel ?
- Il est recommandé de faire part de ses réflexions concernant le cours, si elles nous semblent intéressantes, après avoir levé le doigt et obtenu l'autorisation par vous de le faire. Enfin, dans la mesure où il s'agit de quelque chose qui n'a pas été déjà traité.
- Très bien. Bon, ma leçon est faite, j'attends vos conclusions...
Un silence suivit ces paroles, l'incrédulité se lisant sur le visage des jeunes. Soudain, le doigt de Matthias, qui tournait le dos à la classe, se leva frénétiquement:
- Tu as quelque chose à dire ? Demanda Julie avec sa voix habituelle, alors, reviens à ta place.
- Je ne sais pas qui est le plus crétin, de moi qui n'ai pas réagi, à vous tous qui avez laissé faire l'abus de pouvoir, mais, bien que je vienne de traverser des minutes qui sont parmi les pires de mon existence, je crois que je vais réussir à vous pardonner, madame la prof manipulatrice...
- Non, Matthias, tu ne dois pas me pardonner. Ce que j'ai fait est inqualifiable. Que je l'ai fait pour la raison de votre apprentissage, de votre déconditionnement, ne me lave pas de ma culpabilité d'avoir fait du mal à quelqu'un qui ne m'avait rien fait, et qui ne le méritait absolument pas. La seule circonstance atténuante que je trouve à ma conduite, c'est qu'il n'y a qu'en l'expérimentant, que l'on peut comprendre ce que c'est que l'emprise. Tout le monde a compris?
Les visages qui lui faisaient face passaient rapidement de l'incompréhension à la honte. Joshua, particulièrement, regardait son crayon d'un air fort préoccupé.
- Maintenant, on va décortiquer la situation, et vous allez vous interroger sur ce qui vous a empêché de prendre la parole pour défendre votre ami et relever l'injustice. Ensuite, nous décrirons les éléments qui permettent de repérer qu'il y a tentative de mise sous emprise, et, enfin, nous essaierons tous d'inventer des façons de réagir qui protègent de l'emprise.
- Mais, Madame, si l'on avait la possibilité de défendre Matthias, et qu'on ne l'a pas fait, c'est qu'on est des salauds !
- Mais non : là, Matthias a été victime, mais c'est moi qui lui ai attribué ce rôle. Si j'avais pris quelqu'un d'autre, Matthias n'aurait pas fait mieux que vous. Moi non plus, d'ailleurs, quand j'avais votre âge, et probablement même qu'en tant qu'adulte, je n'aurais pas réagi davantage. Ceux qui se heurtent de front à quelqu'un qui abuse de façon éhontée, se mettent parfois en grand danger, vous le savez. La question n'est pas celle de la culpabilité, parce qu'on peut facilement se donner de bonnes raisons de ne pas agir. On agit à cause de la peur, et de l'identification pratique à celui qui a le pouvoir, mais on pense agir à cause de la raison. La vraie question est celle de l'évaluation du risque que l'on court réellement à s'opposer à un abus. Ce risque est souvent surévalué, et la marge de manoeuvre est beaucoup plus grande que ce que l'on croit. Agir nécessite courage moral, clairvoyance, stratégie basée sur le renforcement actif des liens transversaux, et sens du collectif. Mais on va faire une pause : je sens bien que vous avez été secoués de voir qu'il y avait en vous, aussi, les germes psychologiques permettant un totalitarisme tel que celui que nous vivons actuellement et dont je sais que vous le combattez... Mais que cela vous touche est bon signe, voyez-vous : les tyrans, eux, n'ont pas de ces scrupules...