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Nuit. Froid. Mouillé.
Seul.
Où suis-je ? Quel est ce silence moite ? Et ces infimes frôlements ou battements d'ailes évoquant une multitude d'insectes rampants et volants ?
Se concentrer. Réfléchir. Apaiser le sourd grondement de peur qui fait trembler et conduit les pensées affolées vers une spirale de l'angoisse.
Donc, il pleut, ou il a plu, et c'est la nuit.
Je ne sais pas où je suis, mais j'ai des réminiscences. « Si tu continues, tu iras là d'où l'on ne revient pas... ». Souvenir d'enfance qui me touche aux larmes. Tant de douceur dans ces menaces pour rire.
D'autres, plus tard : « Ferme-là, ne répète à personne ce que tu viens de me dire, c'est beaucoup trop dangereux, et pour toi, et pour moi. On ne va plus pouvoir se voir, maintenant que tu m'as dit ce que tu pensais... ». Et ma réponse éperdue « Mais pourquoi ? Tu sais bien que j'ai raison ? ».
Et la réponse, implacable :
« C'est parce que tu as raison qu'il va falloir interrompre nos relations : imagine que l'on veuille me faire parler... ».
Douleur intense. Mon cœur se serre, les souvenirs reviennent par bribes.
L'errance. Comment survivre dans un monde où l'on doit se cacher, alors que pas un centimètre carré n'échappe aux caméras ou aux micros ? Tout cela pour la protection et le bien des individus, bien sûr. Et sponsorisé par les grandes marques, l'alliance du contrôle social et de l'aliénation consumériste se traduisant par des contrats d'objectifs et de moyens redoutablement efficaces.
Mais la cause ? Qu'avais-je découvert qui avait pu produire mon déclassement et la nécessité de disparaître ensuite des écrans de l’État ? Quel était ce secret qui avait bouleversé ma vie et m'avait conduit dans cette obscurité humide ?
Bien que j'aie mal partout, je parviens peu à peu à remuer mes membres. Ce n'est pas si désagréable que cela, parce que ces mouvements mahabiles me confirment que je suis vivant. Seul, malgré les hordes d'insectes, mais vivant. Et, au-dessus de ma tête, je perçois une vague lueur qui semble augmenter. Le jour ?
Je me souviens. L'errance, l'absolue nécessité de se fondre dans la masse, et de ne manger que ce que les quelques amis que je m'étais fait me déposaient dans des endroits improbables. Le silence, déjà, car la force des microphones était telle que rien ne lui résistait.
Pourquoi, pourquoi ? Je sens comme une force qui empêche le souvenir de revenir à ma conscience, une sorte de barrière de refoulement... Ah oui, voilà le début de la chaîne des pensées : j'étais psychiatre, c'est parti de là.
Comme c'est difficile, cette exploration, j'ai l'impression d'être un lutteur en fin de combat, à terre, et qui rampe péniblement pour donner encore un coup à l'adversaire.
Voila, je reste calme, je respire lentement. J'étais psychiatre (peut-être que je le suis encore ?... silence- information non pertinente- à traiter ensuite) j'ai appris des choses. Non, j'ai compris des choses. Quoi ? La nouvelle idée qui me vient à l'esprit s'accompagne d'une grande douleur dans mon crâne, comme un coup de poignard. Je dois être en train de me rapprocher de la vérité.
L'idée est partie. Respire- concentre-toi. Visualise.
Image. Un patient- intelligent- artiste- non-violent- déprimé. Les médicaments ne calment pas son mal-être. Il se plaint de vide, de manque de sens. Il est utilisé comme enseignant par le service de l'éducation et de la propagande. Au début, je le crois délirant, parce qu'il évoque une stratégie d’État pour abrutir les enfants. Il parle des programmes, de plus en plus vides, des méthodes pédagogiques, qui privilégient la rapidité à la réflexion, la répétition à l'analyse, la reproduction à la création.
J'ai cherché, dans l'histoire de ce patient, des raisons personnelles à un tel point de vue. Mais je n'ai rien trouvé et je me suis senti de plus en plus déstabilisé par ces théories.
Il me fait confiance et me fait part de ses doutes.
J'en avise évidemment l'autorité de santé qui doit être au courant de touts les événements discordants dans nos prises en charge.
On me dit qu'il est psychotique et qu'il lui faut un traitement plus fort. L'autorité médicale va s'en charger. Ouf, tant mieux, car les doutes qui commençaient à m'envahir m'empêchaient désormais d'être un psychiatre aussi efficace qu'avant.
Le départ de mon patient, puis l'annonce de sa mort, n'ont, en fait, rien arrangé. Mourir d'embolie pulmonaire après une phlébite, c'est rare en milieu de soins. Il paraît qu'il nous avait caché sa douleur au mollet. J'ai du mal à croire le communiqué officiel.
C'est là que je commets l'erreur de ma vie : je vais chercher dans les dossiers des autres patients si l'hypothèse qui commence à se développer dans ma tête peut s'avérer juste.
Là, vraiment, j'aurais dû m’arrêter. Quand j'ai eu les preuves de la véracité de mes hypothèses. J'aurais dû prendre conscience du danger. Tout ranger. Classer l'affaire. Et ne plus y penser.
Mais j'ai toujours aimé faire l'intéressant, et je n'apprécie rien tant que d'être le premier à comprendre quelque chose.
Il fait jour, et je peux voir que les parois de mon antre sont des murs de pierre, humides, recouverts de mousse et de moisissures. Le sol est froid, en terre battue imbibée d'humidité. Je ne vois pas de porte.
Je savais que toutes mes recherches avaient été suivies par l'ordinateur central, et que nul, à la Direction du Renseignement Social, n'ignorait désormais que j'étais entré en rébellion.
Oui, en rébellion, puisque dans un pays où le gouvernement est manifestement tellement désireux de notre bonheur, suspecter que ce n'est pas le cas ne peut rentrer que dans la démarche, au mieux, d'un esprit rebelle, au pire, d'un terroriste.
J'ai été enivré par ma découverte : soudain, la souffrance paradoxale des personnes intelligentes, et en particulier les enfants, le sentiment de vide et de malaise que je traversais moi-même par moment, et, surtout, l'augmentation exponentielle de la lourdeur des traitements chez les personnes dotées d'une certaine capacité à utiliser leur libre-arbitre, tout cela prenait sens et s'organisait en un sordide plan, occulte, de mise au pas de la population.
Plan auquel je concourrais sans le savoir depuis des années.
L'atterrissage avait été rude, je m'en souvenais. Impossible désormais pour moi d'administrer toutes ces drogues aliénantes. Impossible aussi, depuis la réaction de mon ami, de m'ouvrir à d'autres de mes découvertes. Il ne me restait plus que la dissidence. Alors j'ai tout plaqué, et je suis parti à la recherche des déclassés qui hantent les bas-fonds de notre cité radieuse. J'ai appris tous les trucs de l'opposant de l'ombre. Je me suis fait de vraies amitiés, comme je n'en avais jamais connu avant dans ma vie de lumière.
Oui, mais alors, pourquoi suis-je ici ?
Comprendre, chercher. Je n'ai rien à faire, ici, qu'à attendre de mourir de faim. Alors, autant comprendre...
Pourquoi n'ai-je pas été assassiné, ou rééduqué, comme les autres ? Cela n'a pas de sens.
C'est plutôt « amical » comme traitement...
« Tu t'approches... Oui, c'est vrai, notre démarche est amicale. » La voix résonnait dans ma tête, et me semblait familière. Une hallucination? « C'est parce que je suis ton ami que j'ai décidé de t'épargner. Tu peux même nous servir. Tu fais partie des nantis, tu es intelligent, tu as compris l'essentiel, et tu es courageux. Mais quelque chose t'a échappé. Chaque médaille a son revers, chaque côté positif, son coté négatif. Tout est question d'équilibre. Tout gouvernement a besoin d'une opposition.
Ainsi, le système d'aliénation de la population organisé par le Service du Renseignement Social prend bien garde de laisser en place une opposition qui ne renversera jamais le gouvernement. Cela ne t'a pas mis la puce à l'oreille d'arriver, alors que tu n'as aucune expérience d'espionnage, à déjouer le système de surveillance le plus perfectionné du monde ? Que tu es naïf ! »
Oui, je sais, c'est lui, le premier à qui je me suis ouvert de mes pensées... Je reconnais maintenant cette voix chaleureuse...
« Mais si vous travaillez ensemble, pourquoi ne pas m'avoir simplement supprimé ? ». J'ai parlé à haute voix. Sans savoir s'il était nécessaire de parler ou s'il suffisait de penser... bien sûr, que cela suffit, puisqu'il lit mes pensées.
« Réfléchis un peu : tu dois pouvoir trouver... Notre société va traverser des périodes troubles. Et il vaut mieux que l'opposition prenne le pouvoir, plutôt que les citoyens s'emparent de celui-ci par la force. Mais il faut que cette opposition soit de façade, qu'elle ne change rien au fond de l'organisation du pays... ».
J'essaie d'intégrer toutes ces informations.
« Et alors ? »
« Et alors, tu dois pouvoir participer à ce plan. Pas de gaîté de cœur, on le sait bien. Mais nous saurons te convaincre, puisque ta famille est entrée en résistance à ta suite, et qu'elle est désormais avec nous... Tu ne voudrais pas qu'il lui arrive quelque chose, quand même ? Mais ne t'inquiète pas, nous n'allons rien te demander de répréhensible : il suffit juste d'être crédible en tant qu'opposant, et de freiner, sous tous les prétextes possibles et imaginables, la mise en place réelle des réformes que tu auras promises.
Si tu travailles avec nous, nous te promettons un bel avenir. Président du premier Gouvernement d'opposition depuis un siècle, cela a de la gueule, non ? »
« Et sinon ? »
« Sinon, tous les membres de ta famille iront peu à peu, pour dépression de deuil inguérissable, suivre les traitements appropriés, tu connais ? Les tiens seront si tristes de ta disparition...»
Un goût amer me vient à la bouche. Je me sens presque pris de vertige. Mais je sais que je n'ai qu'une seule chose à faire, et j'essaierai de la faire bien, comme à chaque fois.
« J'ai compris. Je sais reconnaître la défaite. Vous avez raison, ma dissidence était ridicule : je pense que j'aiderai davantage mon pays en entrant dans un gouvernement d'opposition, qu'en rampant comme un rat dans la ville. Mais, s'il vous plaît, si je collabore, vous m'enlèverez le système de communication intracérébral ? »
« Non, impossible. Mais ce n'est pas un contrôle, c'est une aide ! Il va falloir retrouver un comportement adapté, cela ne va pas se faire tout seul ! »
« Oui, bien sûr, c'est une aide. Excusez-moi. Cela va aller. Il faut juste que je m'habitue... Mais je ne pourrai pas participer au redressement de notre pays ?".
" Mais bien sûr que si ! Tu as été choisi pour ton côté humaniste. Donc tu vas faire passer quelques lois qui sont attendues par la population, tu as même le choix, tant que tu ne changes rien à l'équilibre des pouvoirs : les élites ne doivent rien perdre de leur puissance, ni de leurs avoirs. Mais cela ne doit pas se voir, du moins au début. Cela te paraît difficile, peut-être, mais ne t'inquiète pas, tu seras coaché ! Alors, c'est d'accord ?".