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Fictions futures

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Billet de blog 23 août 2023

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« Je vais sortir ! » (Fiction future)

« Je vais sortir ! Je vais sortir ! » La phrase tournait et retournait dans sa tête, comme un mantra. Elle s’enivrait de cette ritournelle, la reprenant sur des tons différents, la chantonnant, lui donnant un ton menaçant, ou la susurrant, comme un secret coquin destiné à quelques initiés.

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Illustration 1
© cc LB

Des sons sortirent malgré elle de sa bouche.

Alors TA.P.T l'entendit, bien sûr, et dit, d'une voix volontairement chaude qui sortait des micro-hauts-parleurs dissimulés dans le mur :
« Je sais que c'est pour rire, mais tu sais, comme nous le savons tous, qu'à force de verbaliser des balivernes, on finit par les croire, voire par les mettre en acte... Tu ne veux pas que l'on vienne, quand même ? ».

Plus de ritournelle, son sang s'était glacé et elle réfléchissait le plus vite possible à la réponse à faire à l'ordinateur central :

« Ne t'inquiète pas, Médor, je pensais à une pièce que je veux écrire sur le passé, une œuvre historique. C'est juste un projet, mais j'ai besoin de m'immerger dans la période du début du grand réchauffement... ».

« Je n'aime pas que tu m'appelles Médor : vous avez tous le choix des petits noms que vous me donnez mais, comme nous représentons le gouvernement, tu dois me respecter et ne pas me donner un nom d'animal domestique ou d'employé de maison, c'est la loi... ». Comme il s'agissait d'une remontrance, TA.P.T lui parlait comme s'il lui souhaitait son anniversaire. Que c'était énervant, cette manipulation électronique...

« Et puis nous, gouvernement démocratiquement élu, nous nous méfions de ces sortes d'initiatives individuelles. Tant que personne ne t'a confié la tâche d'écrire une pièce, ce n'est même pas la peine d'y penser. Dac ? ».

Elle s'écrasa comme une limande (c'était un poisson plat qui se péchait pour être mangé avant la destruction de la faune aquatique) en flattant inutilement Médor :

« Je ne pensais à rien de précis, mais je te remercie de ta vigilance, je ne sais pas pourquoi mon cerveau tournait en boucle comme çà : je vais demander un check-up au cas où je couverais quelque chose, tu es d'accord ? »...

Elle l'avait échappé belle... Comment avait-elle pu se laisser aller à ce point ? Oui, elle devait couver quelque chose, mais le type de symptômes qu'elle éprouvait démontrait que c'était son psychisme qui était atteint. Et gravement.

C'est la nuit que les premiers signes étaient apparus : des paysages inconnus, une eau claire, de l'herbe verte peuplaient désormais ses nuits. Le jour, elle restait enfermée dans sa pièce de vie, comme toute la population, travaillant en réseau et se faisant aider par des robots très efficaces pour résoudre tous les problèmes du quotidien. Elle pensait être heureuse.

Mais dès qu'elle se couchait, le soir, son esprit vagabondait dans un monde à la température parfaite, un monde où l'on pouvait vivre sans scaphandre parce que l'air n'était pas brulant ni sec, ni chargé de poussières allergisantes et toxiques. Un monde où les rivières n'étaient pas des destructives coulées de boues et où l'herbe recouvrait le sol d'un tapis vert hébergeant une faune riche et variée.

Dans ses rêves, il n'y avait pas de vent qui arrachait tout et les maisons des hommes tenaient debout... Et on y voyait une ligne d'horizon qui n'était pas cachée par les particules en expansion, pour la plupart des résidus de combustion résultants des méga-feux qui avaient envahi la terre.

Ce monde vert et vivant qui éclairait ses songes, elle ne l'avait pas connu : seules quelques informations trouvées sur des réseaux parallèles lui avaient permis de reconstituer le puzzle, et de se faire une idée du monde dans lequel avait vécu des générations d'hommes avant les catastrophes écologiques qui s'étaient succédé à un rythme de plus en plus rapide. Mais personne n'en parlait, c'était un tabou absolu. C'était comme si l'histoire de l'humanité avait commencé avec le creusement des galeries qui, certes, avaient permis de sauver les êtres humains de la disparition, mais au prix d'une vie de prisonnier qu'il était hors de question d'interroger.

Oui, elle était heureuse. Certes le monde dans lequel elle vivait était artificiel, mais il n'y avait pas d'autres alternatives : seuls les délinquants munis d'une puce électronique allaient faire à l'extérieur les travaux que ne pouvaient pas effectuer les robots. Ils revenaient brûlés et malades, malgré leurs combinaisons. C'était les bons citoyens qui étaient en quelque sorte emprisonnés dans les galeries qu'ils ne quittaient jamais, mais ces derniers le vivaient comme un privilège.

Alors pourquoi ces rêves qui lui rendaient son quotidien de plus en plus pénible ? Elle cherchait le nom de ce qui ressemblait à un manque profond à l'intérieur d'elle-même, quelque chose sans quoi la vie ne vaut pas d'être vécue, mais c'était quoi, en fait ?

L'amour ?

Non, elle savait bien qu'à force de tester plusieurs compagnons elle finirait par en trouver un compatible pour fonder une famille, et ce ne serait pas difficile d'intégrer ce changement à son quotidien, parce que l’État global s'occuperait de tout. Élever un enfant était devenu simple depuis que la nounou électronique assistait les parents pour tout...

L'amitié ?

Elle était sociable et entourée d'amis. Elle ne les avait pas tous vus en vrai, ses amis, et de loin, parce que nombre d'entre eux habitaient sur d'autres continents, mais c'était préférable : les rencontres « in real life » favorisaient les propagations de maladies et ce n'était pas une bonne idée. Mais ils formaient un réseau fiable, avec des évènements culturels, des soirées festives où on jouait à des jeux, parfois coquins, en prenant divers produits euphorisants. Parfois on parlait de la vie, c'était grisant... Le fait de passer par un écran lui était tellement naturel qu'elle ne se souvenait même plus, après ces fêtes, d'avec qui elle était en vrai...

Elle oubliait aussi que le gouvernement enregistrait tout, les images, les mots, les noms de tout le monde. Elle n'avait rien à cacher, pas plus que ses amis, alors...

Mais alors c'était quoi, ce manque, cette souffrance indicible qui lui disait de sortir, donc de mourir dans la fournaise qu'on trouvait dehors ?

Elle sortit dans la galerie, sans prendre de sac, comme si elle allait visiter un voisin. Mais elle monta dans l’ascenseur. Elle savait que Médor n'interviendrait pas et que les portes seraient ouvertes : le suicide était autorisé et chacun avait le droit de perdre la vie en sortant des galeries.

Le mécanisme de la dernière porte, celle qui ouvrait sur le monde extérieur, était plus lourd et plus complexe que les autres. Il fallait donner un mot de code qu'on choisissait pour pouvoir sortir : cela permettait de revenir rapidement si on le souhaitait. Elle ne savait pas combien ils étaient à plonger dans la mort brûlante, mais elle venait de comprendre pourquoi ils le faisaient. Elle se prépara à l'éblouissement mortel, sans savoir si elle reviendrait en arrière.

Alors elle dit son mot de code :

Liberté

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