"Pom pom pom pom ! Pom pom pom pom !..." Les notes grandioses de la Cinquième Symphonie tentaient de se frayer un chemin dans l'esprit embrumé d' Hector Une quinte de toux acheva de le réveiller. Combien de temps avait-il dormi ? Impossible de le savoir tant son sommeil était maintenant haché par cette toux opiniâtre qui ne le quittait plus. Il éteignit le radio-réveil d'un geste las et tendit la main vers son ordinateur portable posé sur la table de nuit. Mais ses doigts se refermèrent sur du vide : à l'idée d'ouvrir sa boîte mail, son courage avait faibli. Il les imaginait, tous ces messages, prêts à être ouverts, comme des ressorts qui n'attendaient qu'un clic pour lui sauter à la figure, tels les pantins en boîte de son enfance.
Non, vraiment il se sentait trop las pour voir défiler devant ses yeux toutes ces demandes, ces rappels, ces informations. Trop épuisé pour envisager d'y répondre, avec l'enthousiasme et la détermination que l'on attendait du cadre efficace qu'il était. Enfin, qu'il avait été. Encore récemment, il caracolait dans les couloirs de sa boîte, sautant de réunions en repas d'affaires, toujours sur la brèche et sans inquiétude sur l'avenir. La bronchite qu'il avait traîné tout l'hiver venait de l'aider à prendre la décision d'arrêter de fumer, décision difficile à prendre tant la cigarette fumée aux moments de pause représentait un plaisir qui était pour lui la seule entorse qu'il s'autorisait à un perfectionnisme professionnel extrême.
La toux ayant survécu au sevrage tabagique, son médecin avait demandé des examens complémentaires qui avaient annoncé l'irréparable, la faille dans la belle machine : des cellules cancéreuses s'étaient développées à son insu dans sa cage thoracique, expliquant la toux et l'asthénie. « Ne vous inquiétez pas : l'atteinte est diffuse, donc peu traitable, mais son évolution sera lente. Vous pourrez donc reprendre le travail après la première phase du traitement ».
Il ne saurait pas dire pourquoi, mais il avait été déçu quand le médecin, après avoir annoncé le diagnostic, avait cru quelques temps plus tard le rassurer en énonçant un pronostic visant le long terme. Oui, pourquoi ne pas être soulagé d'avoir quelques mois ou quelques années de répit avant une issue qu'il préférait continuer de ne pas nommer?
Inutile de se mentir : c'est bien la perspective de reprendre le travail qui lui paraissait la pire des nouvelles. Non qu'une amélioration de son état ne soit pas une hypothèse agréable à envisager : il n'en pouvait plus de cette fatigue qui, maintenant, ne le quittait plus, et des secousses qui agitaient ses poumons. Mais la perspective d'une rémission rendait impossible toute velléité d'obtenir le statut de malade palliatif, le seul permettant d'interrompre réellement son activité professionnelle.
Or là, à sa grande honte, Hector était obligé de regarder la vérité en face : non seulement il ne sentait absolument pas en état d'assurer le rôle professionnel qu'il avait l'habitude de jouer, mais de plus, l'idée-même de tenter de le faire lui donnait la nausée.
Cependant, dès la mise en place de son traitement, il s'était astreint à lire son courriel professionnel et à y répondre. Cela lui prenait beaucoup plus de temps que d'habitude, d'autant plus qu'il était fréquemment obligé de s'interrompre à cause du blocage de la pensée et du sentiment d'épuisement accompagnant le dépassement de ses limites. Il avait vite compris que le retard qu'il prenait était mis discrètement à profit par ses collègues pour le discréditer. Il ne voyait pas les échanges qui le déconsidéraient, mais il sentait qu'il était mis progressivement sur la touche : ses idées n'étaient pas contrées, mais elles étaient simplement ignorées. Des informations ne lui étaient pas envoyées, et certaines blagues devenaient incompréhensibles pour lui parce que les messages initiaux ne lui étaient pas parvenus.
Hector craignait d'apprendre chaque jour que son poste était supprimé. S'il perdait son emploi, nul ne le réembaucherait, même s'il était en rémission. Si cela arrivait, il devrait donc vivre le temps qui lui resterait avec le minimum prévu par l'organisme de soutien social qui assurait les travailleurs sans emploi. C'est-à-dire, fort peu.
Il hésitait à chaque instant à tout planter là et à en assumer les conséquences : tout semblait alors préférable à l'effort quotidien insurmontable.
Mais Hector était un homme courageux, et il n'avait jamais failli à sa tâche.
Il se servit un verre d'eau, avala ses médicaments en prenant bien garde de ne pas oublier ses pilules euphorisantes. Puis il but quelques gorgées du café froid préparé automatiquement une heure plus tôt, toussa un peu.
Et il ouvrit son ordinateur portable
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