Billet de blog 29 septembre 2023

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Fin de vie : tenir sa place et la laisser

« L’accompagnement de la fin de vie est à la croisée de l’intime et du collectif ». Ce sont les derniers mots du manifeste mis en préambule du rapport de la convention citoyenne sur la fin de vie.

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 « L’accompagnement de la fin de vie est à la croisée de l’intime et du collectif ». Ce sont les derniers mots du manifeste mis en préambule du rapport de la convention citoyenne sur la fin de vie. Il a été remis le 2 avril dernier par ses 184 membres au Chef de l’Etat, le produit de vingt-sept jours de débats, répartis en neuf sessions depuis fin décembre.

Le collectif et l’intime

Le collectif d’abord : un rapport de 178 pages, annexes comprises, facilement téléchargeable sur le site du Conseil Economique Social et Environnemental. Un document didactique et clair qui monte des débats contradictoires, profonds et respectueux entre les membres. Des annexes utiles, notamment un glossaire. Dès le premier chapitre après l’introduction, nos conventionnels s’alarment sur la situation de notre système de santé. A la quasi-unanimité, ils estiment que le cadre actuel d’accompagnement à la fin de vie n’est pas adapté parce qu’il n’assure pas l’égalité d’accès aux dispositif et qu’il ne couvre pas toutes les situations. Des recommandations d’amélioration de l’existant sont faites. Les trois quart des conventionnels estiment que l’accès à l’aide active à mourir doit être ouvert de manière très encadrée : liberté de choix entre le suicide assisté et l’euthanasie. Cinquante-deux propositions concrètes aussi : accompagnement des aidants, de la famille, collégialité médicale, accès pour tous aux soins palliatifs etc. La carence des EHPAD sur la fin de vie et la nécessité de l’extension de l’hospitalisation à domicile (HAD) à tous les territoires, sont soulignées. Dans ce rapport on sent le souci des rédacteurs de montrer les différentes convictions qui départagent les conventionnels. Soixante-dix personnes ont été auditionnées. A la table ronde-débat avec les représentants des principales religions de France, l’archevêque de Paris Laurent Ulrich représentait l’Église catholique. On imagine qu’il a dû développer la position qu’il avait déjà exprimée dans une interview au journal La vie : « Toutes nos prises de position sur la vie commençante, malade ou finissante (…) sont issues d’une même conception de l’humain profondément ancrée : la vie est un don de Dieu et une joie à partager[1] ». Lors de la rencontre avec les spiritualités non religieuses, à côté des représentants des obédiences maçonniques, il y avait deux philosophes : André Comte-Sponville et Monique Canto-Sperber. Un moraliste de séminaire de « management relationnel » pour cadres dirigeants du CAC-40, à la fois, stoïcien, spinoziste, bouddhiste et épicurien, après tout, pourquoi pas ? L’ancienne directrice de la rue d’Ulm et ancienne élève proche de Paul Ricoeur aura dû équilibrer le niveau, même si probablement ni l’une ni l’autre n’auront remis en cause le dogme libéral qui organise l’économie de la santé et la gestion du lit d’hôpital. La convention a aussi été l’occasion de multiples débats dans l’espace public. Le Président de la République qui se questionne sur le sujet, a annoncé qu’un projet de loi serait débattu d’ici la fin de l’été et que le rapport de la convention serait la « référence des références ». Son discours de réception lui a permis de justifier son modèle français de démocratie avec la convention citoyenne qui sera proposée pour d’autres sujets sociétaux. Effectivement cet instrument a du sens mais Emmanuel Macron a oublié que, retranché derrière les remparts des institutions de la Ve République et depuis qu’il a forcé la souveraineté populaire, il ne maîtrise plus l’agenda parlementaire. En définitive, un travail collectif qui lie intimement les trois termes de notre devise républicaine : la liberté, l’égalité et la fraternité.

L’intime maintenant. C’est ici que le rédacteur de cet article passe à la première personne du singulier. Quelles sont mes propres convictions et principes sur cette question vertigineuse ? J’ai soixante-six ans et je suis en bonne santé. Jusqu’il y a quelques semaines, j’avais déjà vécu la mort de très proches, trois deuils intimes : un père il y a quarante ans, un frère, il y a sept ans et une sœur, il y a cinq ans. J’ai accompagné le premier départ, subi de loin le second et assisté brutalement au troisième. Quand le 1er avril Christian Terras, rédacteur en chef de Golias, m’a demandé d’écrire un papier à l’occasion de la remise du rapport de la convention sur la fin de vie, j’avais enterré ma mère la semaine précédente, le jour du printemps. Elle est morte chez elle à 92 ans, cinq jours après avoir été mise en sédation. L’équipe de soin de l’hospitalisation à domicile a été formidable, le médecin, les infirmières, les infirmiers et les aides-soignantes, bienveillants et efficaces. Entourée des siens, je pense qu’elle s’est éteinte paisiblement mais puis-je en être certain ? Je lui ai fermé les yeux. La bouche, je n’ai pas pu. Les personnes des pompes funèbres ont été discrètes et professionnelles. Des obsèques religieuses ont été célébrées sobrement dans l’église du village. Enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, beaux-enfants, neveux, nièces, amis, voisins, sa grande sœur aussi, âgée de cent ans, étaient là. Chacun a tenu sa place. La dépouille de ma mère repose maintenant à côté de son mari dans le caveau familial qui accueille quatre générations de défunts.

Ricoeur vivant

« Appuie-toi sur Ricoeur, c’est un bon guide » m’a conseillé Christian quand je lui fis part de mes propres questionnements sur la fin de vie. La lecture et la relecture permanentes des écrits sont au cœur de la méthode de travail de Paul Ricoeur : aller au-devant des textes en ouvrant sans cesse l’écart entre le déjà lu et ce qui se donne à lire à nouveau. Personne n’est premier ou dernier lecteur, chacun prend place dans une transmission. Si je tente de comprendre le phénomène de la fin de vie à partir de la pensée de Paul Ricœur je dois appliquer sa méthode : lire ce qu’il a écrit en confrontant ce matériau au réel et à mes propres convictions. Une méditation à trois : Ricœur, le lecteur de cet article et moi-même. Ricoeur philosophe s’est emparé de grands sujets : le juste, la mémoire, le mal, le politique, l’histoire, le temps. Ricoeur philosophe d’expression chrétienne a pensé la Bible. Si la question de la mort apparait en filigrane dans ses écrits, notamment dans le devoir de mémoire de la Shoah, à ma connaissance, de son vivant, il n’en n’a pas fait le sujet central d’un essai. C’est dans un livre posthume publié en 2007, deux ans après sa mort que j’ai trouvé l’appui pour ma méditation : Vivant jusqu’à la mort[2] publié par Olivier Abel, président d’honneur du fonds Ricoeur qui conserve la bibliothèque et les archives à l’institut protestant de théologie de Paris. Le livre est un court manuscrit, inachevé, rédigé en 1996, auquel ont été ajoutés quelques fragments de textes écrits à la toute fin de la vie de Paul Ricoeur. Dans la préface, Olivier Abel, proche et transmetteur de l’oeuvre de Paul Ricoeur, contextualise le texte dans la pensée et la vie du philosophe et donne quelques belles clefs de lecture notamment le deuil de la représentation ou la gaité essentielle de la vie. Dans la postface, Catherine Goldenstein, confidente de Paul Ricoeur, témoigne de ce dernier accompagnant la fin de vie de sa femme, décédée en 1996 d’une maladie neurodégénérative, puis de ses dernières semaines, de ses ultimes écrits, jusqu’à son agonie, son dernier combat qui s’est terminé le 20 mai 2005. 

Une méditation ricoeurienne

Paul Ricoeur pense que la mort d’un proche amène trois questionnements majeurs que je m’approprie ainsi : ma mère qui vient de mourir existe-t-elle encore ? Quelle sorte d’être est-elle maintenant ? Qu’est que sa mort dit de ma propre finitude ? Il m’explique que si je dois faire un travail de deuil, c’est aussi celui des réponses que j’attends des deux premières questions. Je dois faire le deuil de vouloir exister après ma mort. Je dois renoncer à l’idée d’une survie. « Le deuil de la représentation marque l’impossible expérience de sa propre mort, comme de sa propre naissance ». Ce refus de la représentation de l’après vie, n’est pas une préparation stoïcienne à la mort, que le sage Comte Sponville aura probablement vendu avec un bel aphorisme pour Facebook, mais le constat d’une inutilité de se figurer ce que sont devenus et où sont nos proches décédés « que sont, où sont, comment sont les morts ». Les gens de foi s’en remettront à la Grâce de Dieu, les autres, comme moi, à l’ordre des choses. La résurrection, le jugement dernier, la réincarnation, ne sont que des constructions théologico-rationnelles qui en appellent à notre imaginaire. A ce moment de ma méditation Ricoeur m’interpelle sur l’image que je me donne du mort que je serai demain pour les survivants à ma mort et qui s’interrogeront de la même manière sur eux-mêmes. Le mot travail accolé au deuil me fait penser au travail de la parturiente qui met au monde. Mon père était obstétricien, son métier, son quotidien, a nourri mon imaginaire d’enfant. Ce renoncement à l’idée de la possibilité d’une survie, recentre ma méditation sur l’avant mort, sur la vie, même si la mort de celle qui me l’a transmise n’est pas anodin. Cette clarification faite sur « le sort des morts déjà morts », me permet de méditer sur la troisième interrogation : que dit la mort de ma mère de ma propre finitude ?

Ricoeur initialement avait intitulé son texte « du deuil et de la gaité ». En effet cette intériorisation que je me fais de ma propre mort ne mord pas sur ma volonté de vivre et donc sur la gaité de la vie. C’est ma toute fin de vie qui m’effraie finalement, ma situation concrète de moribond au regard des autres, pas la mort que je ne peux ni conceptualiser, ni expérimenter. Si je lis bien le rapport sur la fin de vie et si le législateur suit les propositions des conventionnels, j’aurai le choix entre quatre options légales quand je serai moi-même en situation de fin de vie : le refus de soin, les soins jusqu’à la fin, l’euthanasie passive (la sédation profonde et continue) ou l’euthanasie active (le suicide assisté). Est-il possible de vivre cette gaité de la vie jusqu’aux ultimes instants ? Des entretiens qu’il a eu avec des médecins spécialisés en soins palliatifs il retire deux enseignements. D’abord la conviction que les gens en train de mourir, s’ils sont conscients, ne se sentent pas comme moribonds, ils se sentent comme encore vivants. Ensuite l’évidence que ce qui les mobilise c’est la concentration de leurs forces vives non pas pour ne pas mourir mais pour « s’affirmer encore ». Cette mobilisation est un combat, étymologiquement une agonie. Le refus de l’acharnement thérapeutique, l’approbation consciente à la sédation et le suicide assisté, relèvent de cette affirmation. « Être parmi les créatures, mais sans renoncer à être soi jusqu’au bout, à tenir sa place au moment même où l’on fait place », écrit Olivier Abel. C’est ce qui fait la différence entre l’agonisant encore actif et le moribond vu dans le regard des autres. Je vois encore ma mère me faire un petit signe amical à peine perceptible avec un clin d’œil amusé quand je sommeillais et veillais auprès d’elle la nuit et que je devais me lever. Cette concentration sur l’essentiel, un geste de reconnaissance maternel ici, relève du religieux pour Paul Ricoeur, non pas au sens confessionnel mais d’un « langage fondamental » propre à toutes les cultures. Je lui répondais par un autre clin d’œil, un sourire, le pouce levé, comme pour dire oui, oui, on est ensemble. Un moment partagé, sans effusion sentimentale, rien de fusionnel, mais la simplicité d’une relation à la fois parentale et filiale. Cette modalité de relation humaine, élémentaire, presque normale, appartient aussi au soignant, au-delà de son rôle de soulager la douleur. « Le geste d’accompagnement marque la fusion entre la compréhension et l’amitié. La compréhension se porte vers le vivre finissant et son recours à l’essentiel. L’amitié aide non seulement l’agonisant, mais la compréhension elle-même ».   

Pour tenter d’approcher au plus près de l’expérience intime de la fin de vie, après les médecins, Paul Ricoeur évoque les témoignages des survivants des camps de la mort. Il reprend le récit que fait Jorge Semprun dans L’écriture ou la vie[3] des tous derniers moments du sociologue Maurice Halbwachs mourant de la dysenterie dans le bloc des agonisants à Buchenwald le 16 mars 1945. Je me souviens avoir lu Le grand voyage[4] dans ma jeunesse entourée de livres, notamment de récits de déportation, que ma mère lisait souvent, je n’ai jamais su pourquoi. « Il souriait mourant, son regard sur moi, fraternel. J’avais pris la main de Halbwachs (…) j’avais senti seulement une réponse de ses doigts, une pression légère (…) dans les yeux une flamme de dignité, d’humanité vaincue mais inentamée » Le moment où le mourant passe est indicible, ce que Paul Ricoeur appelle l’effleurement de l’essentiel. Il estime que la mémoire et la transmission des expériences vécues par les survivants des horreurs de l’extermination, sont « le chemin obligé de la thérapie du mourir ordinaire ». Ce que ces récits dévoilent c’est l’expérience « que la vie a d’elle-même », le vécu de la mort des autres pour exprimer la vie au risque de la perdre. Seule l’écriture littéraire peut transmettre la vérité de ces expériences. Paul Ricoeur rappelle le suicide de Primo Levi, l’auteur de Si c’est un homme[5], qui ne pouvait plus écrire ce qu’il avait vécu à Auschwitz. Le suicide assisté recommandé par les conventionnels appartient-il à la vie comme le don reçu à partager qu’évoque l’archevêque de Paris ? Je le pense en définitive. Ici me viennent à l’esprit les dernières lignes que je connais par coeur du grand roman de Jack London, quand Martin Eden se suicide par la noyade : « Et, tout au fond, il sombra dans la nuit. Ça, il le sut encore : il avait sombré dans la nuit. Et au moment même où il le sut, il cessa de le savoir. » Au moment même où il le sut, il ne savait plus. Ma mère qui avait demandé sans équivoque à son médecin le droit à mourir sans acharnement thérapeutique aurait-elle demandé la possibilité du suicide assisté ? Je n’en sais rien. Au moment où je lis cette partie la plus ardue du texte de Paul Ricoeur sur la mémoire des camps de la mort, je me souviens que quelques mois avant sa mort, quand elle était dans un centre de réadaptation fonctionnelle après une hospitalisation, ma mère m’avait demandé de lui acheter pour son anniversaire un livre, alors qu’elle ne lisait plus depuis un bon moment. C’était La bibliothécaire d’Auschwitz[6]. Malgré ses doigts tordus de rhumatismes et sa vision défaillante, ce fut le dernier livre qu’elle sut lire. Il raconte l’histoire de Dita Kraus, une jeune Tchécoslovaque Juive, née un an avant ma mère, qui, au risque de sa vie, cacha huit livres qui permirent à des enfants de continuer à cultiver leur imaginaire avant de disparaître pour la plupart. Cette coïncidence significative entre les analyses de Paul Ricoeur et ce fait intime me trouble. Le travail de deuil est aussi un travail de mémoire.

Les fragments qui suivent le texte principal de « Vivant jusqu’à la mort « montrent Paul Ricoeur s’interrogeant sur Dieu, la vérité de la Bible, la religion, son adhésion à la figure du Christ. Ce ne sont pas mes interrogations, ici et maintenant. Juste le dernier fragment, intitulé « résurrection ». Plutôt qu’un texte, c’est un schéma, complexe, avec des niveaux de réflexion, des renvois, des mots, des flèches, des bouts de phrases, un support où il met de l’ordre dans sa pensée. Je lis « Sacre du printemps-renaissance-amour de la vie ». Ma mère a été enterrée le jour du printemps. Pour décorer l’église nous avions coupé des branches fleuries et colorées des arbustes de son jardin qu’elle aimait : groseilliers à fleurs, forsythias, hamamélis, magnolias, et prunus. Le lendemain avec une sœur nous avons éparpillé ces branches sur le caveau. L’expérience de ma mère qui laisse la place après l’avoir tenue si longtemps, fut bien ce qu’Olivier Abel traduit dans sa préface par « une expérience printanière de reprise de la vie ».  

[1] Interview de Paul Ulrich La vie 13 juillet 2022

[2] Paul Ricoeur. Vivant jusqu’à la mort. Seuil 2007

[3] Jorge Semprun. L’écriture ou la vie. Gallimard 1994

[4] Jorge Semprun. Le grand voyage. Gallimard 1963

[5] Primo Levi. Si c’est un homme. Pocket 1988

[6] Antonio G Iturbe. La bibliothécaire d’Auschwitz. Flammarion 2020.

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