L’Europe au milieu du gué
Par Ernest Winstein
Le deuxième débat organisé à Strasbourg par France Culture dans le cadre du Forum Mondial sur la Démocratie portait sur la relation entre la crise et la construction européenne : « La crise aura-t-elle raison du projet européen ?»[1].
Les intervenants, Michel Dévoluy, François Heisbourg et Martial Libera, partagent visiblement la formule de Joschka Fischer, l’ancien ministre allemand des Affaires Etrangères, « L’Europe est au milieu du gué ». Autre constatation qui fait l’unanimité, cette Europe est en crise.
La « crise »
De quelle crise s’agit-il? Est-ce la crise économique qui s’exprime par la stagnation de la croissance et l’augmentation du chômage de masse ? Est-ce la crise de confiance en l’euro qui serait à l’origine des graves difficultés de plusieurs pays européens ? Est-ce une crise morale quant à l’utilité de l’Europe et de la monnaie unique, induisant même des interrogations au sujet de l’avenir d’une coexistence pacifique en Europe? Comment débroussailler les liens entre ces différents vecteurs ? Quelles sont les vraies causes et les réels effets ?
On pourrait être tenté de minimiser les états d’âme de nos concitoyens en remarquant que l’Europe a connu d’autres crises par le passé, à commencer par l’échec de la communauté de défense, en 1954. Et constater, avec Michel Dévoluy, que, « dans la tête des Européens, l’Europe fait plutôt parti de l’acquit ». Mais la crise de confiance est là. Les Européens ne sont plus que 30% à avoir confiance en l’Europe alors qu’ils étaient encore 47% en 2009.
A quoi alors cette crise de confiance est-elle due ? Aux seules difficultés économiques ? Ou faut-il aller davantage au fond des choses et se demander si les structures de l’Union permettent un mode de gestion inadéquat ?
Certes, les difficultés économiques sont dans tous les esprits. Le faible niveau de la croissance ne peut pas résorber le chômage de masse. Les politiques de rigueur, dont l’efficacité est aujourd’hui mise en doute, illustreraient le fait que l’Europe n’a pas su gérer correctement la crise (Martial Libera). Mais en réalité, il n’était guère possible de mieux gérer l’Europe qui dispose certes, d’une monnaie unique, mais de 17 politiques budgétaires indépendantes. On s’est enfermé dans une contradiction, les états n’ayant, selon la très libérale doctrine, pas à intervenir (Michel Dévoluy). En réalité l’on a fait du « fédéralisme à l’envers » - la formule est de François Heisbourg - et l’on s’est mis à gérer des choses qui, dans des fédérations comme les Etats-Unis, le Brésil, l’Inde, ne relèvent pas du pouvoir fédéral, dont les compétences sont notamment la défense et les finances. En Europe, une fédération tutélaire se substitue à une fédération démocratique (Dévoluy).
Comment sortir du gué ?
Il faut choisir. Ou retourner aux structures anciennes et laisser les crises se gérer selon l’ultra-libéralisme ou s’appuyer les mécanismes existants pour construire une communauté plus solidaire. Alors faut-il détricoter ce qui est en place, comme le propose Martial Libera ? Il semble évident que de détruire le système monétaire conduirait à fragiliser l’Europe. Et à ouvrir en même temps la voie à la résurgence des aigreurs du passé.
Si l’on est d’accord pour dire que la construction européenne ne se réduit pas à la question « faut-il sauver l’euro », il faut entamer une véritable réforme structurelle. Une telle offre existe-t-elle ? La chancelière allemande s’est exprimée en faveur d’une Europe fédérale[2]. La France n’y est pas prête.
Les élections européennes à venir offrent un terrain sur lequel peut et doit s’ouvrir le débat. La question qui se pose et qui est à poser par les citoyens sera « Quel projet européen les candidats aux élections européennes seront-ils porteurs » ? C’est une question à poser à nos gouvernants, aux partis et… à nous-mêmes : quelle Europe voulons-nous ?!
E.W.
Les invités étaient :
- François Heisbourg, conseiller spécial du Président, Fondation pour la Recherche Stratégique, Paris
- Martial Libera, maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université de Strasbourg, membre du laboratoire de recherche FARE "Frontières, acteurs et représentations de l'Europe".
- Michel Dévoluy, économiste, membre du collectif « les économistes atterrés » (qui refuse de se résigner face à la domination de l’orthodoxie néolibérale).
Les ouvrages des intervenants :
- François Heisbourg, La fin du rêve européen, Stock, 2013
- Michel Dévoluy, Comprendre le débat européen, Seuil, 2014
- Contre l’Europe? Anti-européisme, euroscepticisme et alter-européisme dans la construction européenne, de 1945 à nos jours (dir.) Martial Libera et Maria Gainar, Steiner, Stuttgart, 2013
[1] Forum France Culture: "L'année vue par... la géopolitique" (2/5) - La crise aura-t-elle raison du projet européen ? Débat à la salle de l’Aubette à Strasbourg, le 23 novembre 2013. Diffusé par France-Culture le 26 novembre.
[2] Il est vrai que pour l’Allemagne la question ne s’était pas inscrite en débat pendant la récente campagne électorale.