Billet de blog 12 novembre 2022

Jean-Louis Maigron

Abonné·e de Mediapart

Comme un fil d’espoir

J’ai 75 ans et entre l’adolescent Pied-Noir que j’étais en 1962 et l’adulte d’aujourd’hui, j’ai beaucoup lu, regardé et découvert sur la guerre d’Algérie dont je ne savais, en réalité que très peu de choses. Il manque ce que, moi en tout cas, j’ai vécu et vis encore : les rapports humains établis avec « ma famille Algérienne » et conservé avec joie justement, comme un fil d’espoir pour d’autres rapports entre Algériens et Français.

Jean-Louis Maigron

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

C’est en juillet dernier, seulement que je découvre l’appel du Club Médiapart lancé en avril 2022 par Sabrina Kassa et son équipe pour « honorer avec courage et joie cette 60ème année de paix entre la France et l’Algérie ».

J’ai 75 ans et entre l’adolescent Pied-Noir que j’étais en 1962 et l’adulte d’aujourd’hui, j’ai beaucoup lu, regardé et découvert sur la guerre d’Algérie dont je ne savais, en réalité que très peu de choses. Les évènements des villes, l’Histoire, la politique, les luttes de pouvoir, la haine, sont principalement mis en avant et analysés mais il manque ce que, moi en tout cas, j’ai vécu et vis encore : les rapports humains établis avec « ma famille Algérienne » et conservé avec joie justement… comme un fil d’espoir pour d’autres rapports entre Algériens et Français.

Je n’ai pas la nostalgie de la colonisation : la colonisation est un soi un crime contre les peuples et la guerre d’indépendance algérienne était justifiée. Par contre, j’ai la nostalgie des personnes avec lesquelles j’ai vécu et que je suis si heureux de retrouver et d’entendre quand c’est possible.

Mais comment décrire clairement une situation aussi paradoxale où, à l’intérieur d’un ensemble colonial il y a eu des espaces de vie et de bonheur communs ? Comment faire comprendre que ça a existé sans tomber dans le conte de fée ou la caricature ?

Petite histoire coloniale et familiale :

- côté maternel : grand-père Toulousain venu rejoindre en Algérie son frère qui avait semble-t-il bénéficié d’une concession parce que soldat de la conquête. Il épouse une Ardéchoise et devient à son tour propriétaire terrien.

- côté paternel : grand-père Ardéchois, ayant quitté son village à la suite des conflits liés à la séparation de l’église et de l’état car dans son pauvre village conservateur il était considéré comme « rouge ». Il devient propriétaire d’une concession en Algérie.

- côté parental : entre 1927 et 1930 mes parents (jeunes) achètent une concession agricole (forêt et terre aride à la lisière saharienne). Après avoir vécu sous une tente, fabriqué, puis vendu du charbon ils construisent une ferme. Ils travaillent cette propriété eux mêmes, avec mes frères et une famille Algérienne salariée, hors période deuxième guerre mondiale.

En 1957, les deux couples et leurs enfants doivent se replier au village proche pour des raisons de sécurité. Ils y vivent côte à côte dans un enclos acheté par mes parents et aménagé sommairement.

En 1958, la ferme est détruite par le FLN. Après l’Indépendance, ma famille quitte l’Algérie.

Mon enfance ne fut pas tranquille : vie familiale ballotée, environnement de guerre de plus en plus pressant, attentats, opérations militaires, représailles, victimes exposées, bâtiments détruits, animaux brûlés, angoisse, école suspendue, exode.

Il y a eu illégitimité coloniale sur les terres, inégalités économique et de statut social et il est juste de rétablir et d’assumer une histoire coloniale souvent mortifère.

Mais si on veut permettre une relation fraternelle entre les peuples Algériens et Français, il faut aussi parler des moments heureux qui ont malgré tout existé et qui continuent pour certains soixante ans après.

Pour évoquer la joie, je peux vous raconter, par exemple, quelques souvenirs d’enfance :

- « Yaman  Rbirah »: en 1946 les deux mères (la Française et l’Algérienne) ont accouché quasiment en même temps. Ma mère de santé fragile ne peut m’allaiter. C’est Rbirah qui me donne le sein en même temps qu’ à son fils Ben Morsli. Cela est toujours revendiqué fièrement par nous tous.

- « Le bélier, ou comment apprendre et parler la langue des autres » : enfants nous avions la charge de compter les moutons à leur retour des champs le soir. C’est ainsi que Ben Morsli a appris à parler et compter en français et moi en arabe. Malheureusement ensuite, moi, j’ai pu aller à l’école et pas lui. Notre grande peur, c’était le passage du grand bélier car nous devions prendre ses cornes à deux et lui tordre le coup pour qu’il puisse passer par la porte en fer !... J’ai compris 30 ans plus tard seulement pourquoi je collectionnais les béliers !

- « Puits Toufil » : nos parents avaient construit un grand puits avec éolienne pour alimenter la ferme en eau. Ce puits nous a fait longtemps rêver et trembler. Il existe toujours aujourd’hui et porte le nom de « Puits Toufil » (prénom de mon père Théophile).

- « Vivre ensemble » : les Ouardas (fête communautaire), les mariages paysans arabes, les fantasias de campagnes, les repas en commun, les danses, la chasse à la gerboise le soir, l’invasion des sauterelles, etc... c’était courant avec et autour de ma « famille Algérienne ».

- « Les complicités réciproques » : pendant la guerre des complicités réciproques ont eu lieu entre ceux que l’Histoire opposait à l’égal de ce qui a pu se passer dans toutes les guerres : inconsciemment chacun devait comprendre les raisons de l’autre et le sentiment humain prenait le dessus sur les choix politiques.

Après la joie, le courage de dire que la vie en Algérie n’était pas toujours celle d’une société conviviale, comme pourrait le laisser croire les quelques souvenirs joyeux que je viens de raconter. La situation générale était très complexe entre les communautés, mais également à l’intérieur de chacune d’entre elle.

J’ai toujours une interrogation : comment des personnes qui pouvaient avoir vécu ce que je viens de raconter (et il y en a eu sûrement beaucoup) pouvaient-elles en même temps avoir eu des réactions et des propos xénophobes voire racistes ? Ignorance historique, préjugés, sentiment tripal-tribal, peur, intolérance, préférence religieuse, inconscience et inculture politique, déjà des intox colportées ?

Tout proche de moi, comment ma mère, pourtant d’une nature douce, conciliante et effacée, qui avait même voulu adopter une fille algérienne parce qu’elle avait déjà trois garçons, pouvait-elle dans le même temps avoir parfois des sentiments négatifs vis à vis des « Arabes »… des Juifs… des Espagnols… y compris quand certains étaient devenus membres de notre famille ou ses amies les plus intimes ?…

Cela reste mon interrogation la plus profonde et douloureuse.

Mon épouse et moi sommes retournés plusieurs fois en Algérie auprès des Algériens·nes avec lesquels j’avais vécu. Nous avons même échangé des vidéos entre mes parents en France et ceux que je considère comme ma famille en Algérie. Nous avons toujours été reçus très chaleureusement et avec beaucoup d’attention. Certains ont pu venir chez nous en France, quand c'était simple. Nous voulons garder toujours ce contact, pour nos enfants et petits enfants également.

En allégeant toutes les contraintes administratives (visas, passe-ports, autorisations de séjours...) et financières, il faudrait que les hommes politiques des deux pays aient le courage de faciliter, de soutenir et même surtout d’organiser les échanges souhaités par les deux peuples… comme cela a été fait entre la France et l’Allemagne, puis avec les autres pays européens.

Le 10 Novembre 2022 Jean-Louis Maigron

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