Une des innombrables horreurs commises par les incels et les communautés adjacentes, c’est de s’accaparer la métaphore de la pilule rouge. Ils l’utilisent pour parler du moment où ils ouvrent les yeux sur la réalité du monde qui est en fait dirigé par les femmes, ou une bêtise dans ce style.
Et pourtant, la pilule rouge peut être utile pour désigner n’importe quel moment de clarté qui change la vision du monde. Alors la féministe que je suis va se réapproprier cette expression. Nous leur avons déjà tout volé, pourquoi pas leurs expressions ?
Ma pilule rouge est arrivée il y a quelques années, lorsque je suis passée à une vision horizontale du monde. La théorie est la suivante : tous les pays se valent, toutes les cultures se valent et il n’existe aucune raison légitime pour que l’une d’elle soit considérée comme un standard, un idéal auquel les autres doivent aspirer.
Ne me faîtes pas dire ce que je n’ai pas dit : toutes les cultures ne sont pas irréprochables en tout point. Elles ont toutes leurs qualités et leurs défauts. Et ce n’est que via l’impérialisme que la culture vulgairement appelée occidentale est devenue dominante. Pour parler vite, c’est la culture la plus violente qui est devenue la norme.
Certains pourraient me servir les arguments habituels. On pourrait me dire qu’une culture où il y a des excisions est supérieure à une où il n’y en a pas (oui, je pense à Elisabeth Levy). Je n’ai pas l’énergie de ressortir mes notes de philosophie de terminale, mais il me semble qu’on a là un sophisme, Mouloud. La présence ou l’absence de l’excision n’est qu’une partie de la culture. Vous avez jeté un œil sur la définition d’une culture récemment ? C’est un bazar sans nom. Ce critère est juste arbitraire. A ce tarif-là, je pourrais tout aussi bien dire : une culture où les gens prennent soin des séniors est supérieure à une culture où on les cache dans des EHPAD.
Il y a quelques années, j’ai vu un reportage sur l’Iran. La voix off tentait de rassurer les spectateurs en mettant en avant les jeunes qui faisaient du skate et qui buvait du Coca Cola. Elle les mettait en opposition avec le reste de l’Iran, peu occidentalisé et, par conséquent, caca boudin. Qui a décidé de ça ? Qui a statué que parmi tout ce que l’Iran a à offrir, le meilleur sa capacité à ressembler à l’Occident ?
Une explication passerait par le rejet de la différence. On a souvent peur de ce qui ne nous ressemble pas. Mais cette explication ne me satisfait pas. On ne verra probablement jamais un africain ou un asiatique visiter l’Europe, y reconnaitre des éléments de sa culture et en déduire que « c’est bien, l’Europe évolue ». Bien au contraire. La présence de kébabs et de boubous est souvent signe du déclin de la civilisation. Tandis que l’ouverture d’un McDo ou d’un H&M dans un pays maghrébin est un pas dans la bonne direction, nous dit-on.
A mon humble avis, le pire signe de cette vision verticale arrive lorsque les populations en bas de cette échelle imaginaires l’intègrent dans leur tête. Je viens d’un pays où avoir la peau claire est une fierté. Je viens d’un pays où parler le français plus souvent que l’arabe est un signe d’évolution. Je viens d’un pays où une fille non voilée est appelée une fille « civilisée ». Dans ma ville, les immeubles haussmanniens côtoient les palais ottomans. Et pourtant, lorsqu’une personne vient de l’étranger, on se presse de lui montrer les centres commerciaux.
Moi-même, avant d’avaler ma pilule rouge, j’ai été coupable de ce genre de réflexes. Avec mon changement de paradigme, j’ai cringé sur ce que j’ai pu penser, dire ou faire dans le passé. J’ai aussi commencé à voir le racisme internalisé de mon entourage en Algérie. J’ai rembobiné tout le film de ma vie et ai réalisé l’ampleur de ce phénomène.
Quand j’avais six ans, une dame m’a demandé si je parlais français. Mon oui l’a rassurée et elle a autorisé sa fille à jouer avec moi. Dans la cour d’école, l’orientation des paraboles sur les terrasses décidait des groupes d’amis : ceux qui regardent les chaines arabes contre ceux qui regardent les chaines françaises. Quand j’avais 24 ans, je suis allée à une exposition où un homme d’un certain âge a félicité les gens en disant que c’était aussi bien qu’en France.
Quand j’avais 26 ans j’ai rencontré un garçon qui était très stimulant intellectuellement. Je lui racontais un jour une anecdote que j’avais vécue sur un vol de la Lufthansa. Une vieille dame algérienne qui ne parlait pas anglais a voulu attirer l’attention d’une hôtesse allemande. Elle l’a à peine effleurée et l’hôtesse a dit avec beaucoup de méchanceté et de dégoût « do not touch me ». Cet ami s’est tout de suite rangée du coté de la dame algérienne. « Cette hôtesse est venue travailler dans un pays méditerranéen où les gens sont tactiles, c’est comme ça ». C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que, sans le vouloir et par la force de l’habitude, je pensais que cette vieille dame aurait dû mieux se comporter en présence d’étrangers. En présence de blancs. Insérer même de mind blown.
C’est en arrivant en France pour les études que j’ai vu l’autre visage de la vision verticale du monde. J’ai été témoin, pour ne pas dire victime, d’un genre particulier de racisme. Celui où on t’accepte et on attend de toi que tu participe au bashing de ta communauté. Parce que toi tu es occidentalisée, parce que toi tu es presque blanche. Parce que toi tu fais partie des bons. J’ai du mal à appeler ça du racisme parce que je sais que ça vient d’une bonne intention. Mais ça part du principe qu’être arabe est une tare, un défaut. Et je ne suis pas d’accord parce qu’il se trouve que je pense que toutes les civilisations se valent. Alors, si vous êtes d’accord avec moi, on peut se donner rendez-vous pour un autre billet. Mais sachez que toute ma série de billets partira du principe que cette vision horizontale est acquise et ça sera à l’examen.