Billet de blog 8 janvier 2015

Les invités de Mediapart (avatar)

Les invités de Mediapart

Dans cet espace, retrouvez les tribunes collectives sélectionnées par la rédaction du Club de Mediapart.

Abonné·e de Mediapart

L'Inconscient, c'est la politique (2/2)

Florent Gabarron-Garcia est psychanalyste. Il expose ici certains des outils que l’on peut trouver chez Gilles Deleuze et Félix Guattari pour penser des possibilités théoriques et pratiques de la psychanalyse aujourd’hui, ainsi que certains de ses enjeux politiques. Ceci est la deuxième partie de l'entretien qu'il nous a accordé.

Les invités de Mediapart (avatar)

Les invités de Mediapart

Dans cet espace, retrouvez les tribunes collectives sélectionnées par la rédaction du Club de Mediapart.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Florent Gabarron-Garcia est psychanalyste. Il expose ici certains des outils que l’on peut trouver chez Gilles Deleuze et Félix Guattari pour penser des possibilités théoriques et pratiques de la psychanalyse aujourd’hui, ainsi que certains de ses enjeux politiques. Ceci est la deuxième partie de l'entretien qu'il nous a accordé.

Illustration 1
Gilles Deleuze (DR)

Jean-Philippe Cazier : Pouvez-vous donner un exemple montrant en quoi les travaux de Deleuze et Guattari autour du politique et de la psychanalyse demeurent actuels et apportent un éclairage sur aujourd’hui ?

Florent Gabarron-Garcia : L'inconscient et ses mécanismes ne se limitent pas aux images du père et de la mère que l'on projette ou que l'on introjecte, ni à des symboles archétypaux ou à une fonction qui permet de symboliser pour un sujet. Deleuze et Guattari vont plus loin que les conceptions idéalistes qui limitent le sujet à une causalité intrapsychique ou à une logique du fantasme. Il y a des complexes inconscients qui traversent l'histoire et constituent la matière de la subjectivité d'un temps donné ou d'une séquence. L’enjeu est de concevoir l'inconscient non comme une scène structurale qui se répète avec les mêmes acteurs œdipiens, mais comme une machine de production non isolée du reste de la réalité. Ce n'est pas qu'Œdipe n'existe pas, mais il faut plutôt cerner avec quoi il est branché. Deleuze et Guattari reprennent en partie Reich sur cette question. Sa force, disent-ils, est de permettre de s'interroger à nouveau frais sur le phénomène du fascisme : les gens n'ont pas été trompés, ils ont désiré un chef. Le fascisme, comme n’importe quel complexe militaro-industriel, charrie de la jouissance. C'est ce qu'il convient d'analyser, comment ça marche dans chaque cas. C'est dans les complexes matériels que les images ou les représentations interviennent. Elles ne leur préexistent pas, ni ne les produisent.

Le projet deleuzo-guattarien éclaire comment les formes de vie fonctionnent, comment ce qui semble être le plus intime pour le sujet est relié à des déterminations plus vastes. Comme le dit Deleuze, « Un capitaliste, un technocrate actuels ne désirent pas de la même manière qu’un marchand d’esclave, ou qu’un fonctionnaire de l’ancien empire chinois ». C’est la raison pour laquelle, avec Guattari, ils convoquent les données anthropologiques de l’époque pour les soumettre à une analytique du désir. Ils proposent de faire une philosophie universelle de l’histoire des modes désirants selon des séquences sociales qui suivent, peu ou prou, les différentes séquences des modes de production que Marx avait mis en lumière.

Cette typologie met en lumière que l’inconscient n’est pas hors de l’histoire, hors des productions matérielles du social qui le font, sans pour autant l’y réduire. Dès lors, la psychanalyse appliquée n’a aucun sens et l'anthropologie psychanalytique est caduque. Les effets du pouvoir ou de l’aliénation qui font les sujets ne sont pas à situer dans un ciel métapsychologique constitué de principes qui s’articuleraient abstraitement – la Loi, la Castration, le Désir, le Langage, l’Objet, etc. – et dont il s'agirait de redécouvrir l'unité formelle derrière la contingence des formes sociales. Supposer que ce serait le cas parce qu’ils auraient été précédemment introjectés, ou seraient structuralement dans l’inconscient, a minima, en tant que principes, sont des opérations courantes du psychanalysme qui projette ses préjugés ethnocentriques. Il n'y a pas d'invariants structuraux de l'inconscient. Le complexe œdipien est un résultat plutôt qu’une cause. En tant que forme de l’inconscient, il est indissociable de la formation historique de la société bourgeoise, soit la forme sociale capitaliste-marchande du XIXème siècle. Il ne s’agit pas de nier Œdipe et ses effets mais de voir avec quoi il est connecté, comment il fonctionne, au nom de quoi il est invoqué, de rentrer dans le détail de ses ramifications concrètes.

A force d’arguties œdipiennes hors sol, certains « analystes » ont participé récemment à la stigmatisation des homosexuels, n’hésitant pas à voir dans leurs revendications politiques la cause de la perte de l’Occident, de la famille, du père, voire de la culture. Œdipe est souvent homogène à des formes sociales réactionnaires. D’une certaine manière, il peut tout à fait servir à renforcer la légitimité de la subjectivité encore dominante et coloniser l’inconscient des analysés en visant des fins d’adaptation sociale. Très tôt, Lacan lui-même met en garde en prévenant qu’Œdipe ne saurait indéfiniment tenir l’affiche. Dès le début des années 70, il pose les formules de la sexuation et réévalue la jouissance féminine. Il n’y a pas que la logique du phallus ! Dans le champ analytique, certains préfèrent ses tentatives théoriques du tout début des années 50, quitte à les sophistiquer à outrance,  plutôt que l’écoute de l’inconscient.

Illustration 2
Gilles Deleuze et Félix Guattari (DR)

C’est la même perspective qui est exprimée dans l’idée selon laquelle tous les problèmes viendraient d’une soi-disant théorie du genre. Judith Butler, qui a valorisé Antigone plutôt qu’Œdipe, a même été interpellée. D’après les manifestants, souvent de droite, il s’agissait de revenir aux « vraies valeurs », et ils ont revendiqué les stéréotypes les plus éculés de la différence sexuelle. Cette familiarité entre des slogans ridicules et les savantes théories de l’ordre symbolique n’est peut-être pas surprenante. On voit d’autant moins comment la minorité homosexuelle pourrait constituer une menace quand on sait que, pour la plupart des hétérosexuels aujourd’hui, la réalité sexuelle de leurs fantasmes et de leurs désirs n’est plus conforme aux images d’Epinal dignes de Disney qui ont été brandies. Si le simplisme des slogans hétérosexistes est homogène à la pensée de la théorie de la différence des sexes défendue par les œdipianistes, c’est que la crise se passe dans l’ordre hétérosexuel dominant lui-même. Cet ordre se fêle de l’intérieur. C’est l’hétérosexualité et son régime normatif qui mutent. L’hétérosexuel d’aujourd’hui témoigne qu’à côté des anciennes formations libidinales coexistent dans sa vie d’autres formations hétérogènes qui n’ont pas trouvé leurs mots, leurs symboles, leurs images, et qui se cherchent. Elles sont souvent empêchées d’expression et réifiées dans des codes étriqués du masculin et du féminin. Cela s’entend sur le divan de la part d’hétéros que l’on pourrait dire « bien portants ». Les hétérosexistes sont pris dans des contradictions de désirs dans lesquels ils s’empêtrent, et à ne pas les assumer ils projettent sur l’extérieur leurs propres difficultés à entériner le fond homosexuel qui caractérise tout hétérosexuel. Cela s’entend également sur le divan.

Dans le même temps, ce n’est pas sans quelque paradoxe ou ironie de l’histoire que les dernières revendications homosexuelles majoritaires sont faites au nom d’un certain familialisme, en revendiquant une de ses institutions historiques normatives, le mariage. L’homosexualité revendiquée n’est plus majoritairement synonyme de révolution, comme c’était le cas pour les militants du FHAR. Se pourrait-il que le mariage, signe vieillot d’une vie sociale pleinement réalisée et « normale », puisse être accordé sans ses différents oripeaux historiques, à savoir ceux de la consécration sociale et sacrée de l’union entre un homme et une femme mettant la procréation au service de la fondation d’une famille nucléaire, ce que la norme œdipienne reflète largement? Certainement, et c’est aussi cela que l’ordre hétérosexiste pleure, ce contre quoi il éructe : être destitué de son monopole. Pour les analystes œdipiens, comme leur théorie du social est invalidée – on se passe du nom-du-père, du scénario œdipien et de leurs subtilités théoriques, pour faire société ou penser la société –, ils en concluent que c’est la société qui est en passe de se dissoudre et n’hésitent pas à diagnostiquer une « psychose généralisée » ou une « merversion ». L’ordre contemporain n’ayant plus besoin de leur couverture idéologique, ils versent dans une nostalgie nauséabonde, regrettant le temps mythique où le nom-du-père aurait été censé régler la pulsionnalité des foules. De même que mai 68 ne s’est pas passé à cause des intellectuels, il est absurde de tenir des intellectuels contemporains, ou de viser des minorités sexuelles, ou celles des banlieues, comme s’ils étaient la cause réelle des changements. Preuve supplémentaire qu’ils ne comprennent pas l’hypothèse de l’inconscient, qui ne saurait se réduire à leurs petits schémas idéalistes.

J.-P.C. : Deleuze et Guattari permettent donc, sur ces points, de penser une certaine articulation de la psychanalyse et du pouvoir, de la psychanalyse et du politique ?

F.G.-G. : Pour l’intelligibilité des phénomènes en cours, il faut sortir des tautologies métapsychologiques autoréférentielles de la doxa. Ces phénomènes s’inscrivent dans un mouvement qui indique une mutation contemporaine des formes du Capital à laquelle le sujet de l'inconscient n'échappe pas. Comme le montre Foucault, repris par Deleuze, on passe des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle. Qu’est-ce qui se trouve changé pour le sujet et comment les différents acteurs vont-ils réagir? L’inconscient et la subjectivation ne sont pas hors histoire. On voit combien ces problèmes cruciaux touchent directement à la vie libidinale des gens qui n’est pas indépendante de leurs conditions matérielles d’existence. Les problèmes sexuels sont politiques et économiques. L’inconscient, c’est la politique. Les modes de filiation et de subjectivation sexués changent, car les modes de pouvoir changent, le Capital et son ordre mutent. Si, selon le motif de la lamentation du psychanalysme, « l’ordre symbolique n’est plus ce qu’il était » et que l’ordre social n’a plus besoin de sa garantie, ce n’est pas parce que tout va à vau-l’eau, mais parce que les figures du pouvoir et leurs dispositifs changent. Ces figures tutélaires de l’ordre ancien – le psychiatre, le professeur, le psychanalyste, etc. – sont déchues. Nous passons partout du maître despote et son panoptisme, au froid manager et son contrôle. Ceci impacte directement nos formes de vie.

Il faut penser le rapport entre le désir et ses structures matérielles. Il y a toute une réflexion qui traverse la pensée de Deleuze et Guattari et qui s’élabore avec Saint-Just qui, à la fin de sa vie, réclamait davantage d'institutions plutôt que des lois. On constate que la destruction actuelle des institutions est concomitante avec la flopée des lois liberticides de la dernière décennie. C’est sur une casuistique des lois et des peines que se fonde la terreur d’Etat contemporaine. En reprenant le titre du journal de Castoriadis, on dira que l’enjeu est : « institution ou barbarie ».

Ce qui s’effondre aujourd’hui, c’est le dispositif institutionnel hérité de l’entre-deux guerres, du Conseil national de la résistance. Les formes de vie de la seconde moitié du XXème siècle que l’on a connu sont inséparables de la réalité de cette structure matérielle et juridique arrachée de haute lutte. On l’a considéré comme acquise et « normale », mais c’est un défaut de perspective du contemporain. A l’heure où le Capital reprend des droits indus et que les riches ont repris confiance, on voit bien qu’il s’agissait en fait d’une entame très concrète sur la logique du Capital : de manière inédite, on avait réussi à mettre à l’abri de sa logique prédatrice l’éducation, la santé, le savoir, etc. Ces résultats matériels étaient le fruit de combats acharnés. Faut-il rappeler que beaucoup de résistants qui y ont activement contribué ne se battaient pas pour rétablir le parlementarisme bourgeois mais risquèrent leurs vies en vue de la révolution ? Si ces concessions du Capital avaient été obtenues au prix lourd, c’est bien que ce que certains considéraient comme un statu quo ces dernières années n’en était pas un. En réalité, il n’a jamais été qu’une étape dans la lutte pour l’émancipation. On s’en rend compte aujourd’hui où les anciens domaines gagnés sur le Capital sont en passe de devenir privatisés, comme toute l’existence. Les raisons d’une telle régression historique n’ont pas qu’une causalité exogène. Il y a eu un reniement de l’idéal institutionnel et de son modèle de révolution en acte qui rend compte de cet effondrement contemporain des institutions. Rien ne pourrait avoir lieu sans le désir actif des sujets, fût-il un désir inconscient mortifère. De ce point de vue, les échecs répétés de certains mouvements récents dits de « résistance » peuvent s’expliquer.

Plus précisément, si l’on prend ceux qui furent portés justement par les anciens maîtres du champ psy ou universitaire. Ce n’est certainement pas un hasard si la question de transformer les institutions et ses rapports de pouvoir n’était jamais à l’ordre du jour dans ces mouvements. Elle est exclue a priori et sans autre forme de considération. Ne parlons même pas de la possibilité d’actions ou de réinterroger la question de la violence légitime. « L’entre soi » des personnes mobilisées et le peu de transversalité avec l’ensemble des classes dominées ou des populations persécutées ne sont pas un hasard.  Pour mémoire, lorsque les étudiants se battaient pour l’intérêt général contre la privatisation des universités en initiant les grèves et manifestations et qu’ils essuyaient seuls et courageusement la crudité de la violence policière, la plupart des enseignants ne les rejoignirent plus tard que parce qu’ils furent inquiétés des nouveaux contenus de la réforme qui venaient mettre en cause leur statut d’enseignant chercheur. Il a suffi que le pouvoir retire le décret les concernant pour que, d’un coup, les mêmes qui avaient tardivement rejoint le combat étudiant s’en dédient aussitôt et somment leurs ouailles de reprendre immédiatement les cours et de ne plus perturber le fonctionnement des établissements sous peine de sanctions.

Illustration 3

Alors qu’il s’agissait de poursuivre le combat de la résistance en poussant plus loin le rapport de force social conquis en gardant en ligne de mire son horizon révolutionnaire, on constate que ces enfants de l’après-guerre ont renié l’idéal émancipatoire. Ce que Guattari appelait « l’hiver des années 80 », dont nous ne sommes pas sortis, n’aurait jamais pu avoir lieu sans cette complicité. On se rend compte que les personnalités éminentes qui animent ces pseudo-mouvements n’ont pas pour but de gagner le combat contre « l’hydre néo-libérale ». Quel peut être le désir inconscient qui anime cette vieille garde, sinon d’exécuter son dernier baroud d’honneur en en tirant le maximum de bénéfices ? Ils prétendent légitimer leur posture au nom des autres alors qu’il s’agit encore de tirer une plus-value personnelle et symbolique en exploitant la situation désastreuse qu’ils n’ont pas du tout l’intention de changer. En plus d’être des traîtres et des renégats, ils sont également des imposteurs. Cette duplicité à l’intérieur des champs concernés doit être analysée, sinon toute tentative de résistance est vouée à l’échec.

J.-P.C. : Comment situer la psychanalyse dans ce contexte ? Qu’est-ce que l’éclairage deleuzo-guattarien peut apporter de spécifique dans ce cadre?

F.G.-G. : Cet éclairage permet d’identifier de manière plus précise les coordonnées du malaise. Beaucoup de personnes ont la « tête sous l’eau », sans toujours le savoir. En raison de la violence néo-managériale, mais également de la duplicité évoquée plus haut, l’air est parfois tout à fait suffoquant dans les institutions actuelles, et cela peut avoir des effets désastreux pour la clinique et ses praticiens. De ce point de vue, une pratique analytique où l’on peut penser lucidement le lien entre clinique et politique a un rôle crucial à jouer. A l’inverse, la fuite en avant en quoi consiste la tentation nosographique à laquelle on assiste dans le champ analytique majoritaire est très problématique. Ces récentes proliférations catégorielles (la « psychose ordinaire », la « merversion », etc.), auxquelles cèdent certaines écoles, reviennent à une dénégation du malaise et de sa nature. Cette néo-nosographie « psychologise » la violence contemporaine. On peut feindre ensuite de « découvrir » un « néo-sujet » ou une « nouvelle causalité intrapsychique ». Mais ce tour de passe-passe n’est pas neutre. Peut-être ces analystes pensent pouvoir s’abstraire de l’histoire et de ses conséquences. Mais il n’y a pas « d’or pur » de la psychanalyse. Ce qu’il y a, c’est une responsabilité de l’analyste dans son temps. Prendre au sérieux la question des rapports de l’inconscient à l’Histoire, c’est très concret, et cela engage autrement l’analyste dans le transfert.

Dans les coups de l’histoire contemporaine, la psychanalyse, loin d’être has been, n’a ni besoin d’un renouvellement nosographique échevelé, pas plus que de se cramponner aux chimères d’un passé pseudo-mythique. C’est la même euphémisation de l’enjeu politique qui est reconduite dans les deux cas. Plus que jamais, il est nécessaire que l’analyste n’évite pas son époque, comme s’il pouvait la surplomber. Ce temps c’est le nôtre, c’est nous-mêmes, et il convient de ne pas éluder les questions qui se posent à nous en tant que praticiens. Il y a une responsabilité politique de l’analyste face au malaise et à l’interprétation qu’il en donne. A se présenter comme les gardiens de l’ordre ancien, ces analystes deviennent des précepteurs, des flics de l’inconscient. Mais, même l’armée ou la police peuvent se retourner et s’allier avec le peuple. Le pouvoir et ses dispositifs ne recouvrent jamais totalement l’ensemble du Socius. Partout où il y a oppression, il y a résistance. De ce point de vue, les mouvements de militants radicalisés comme dans les ZAD et ceux qui mènent des actions concrètes d’occupation, voire de reterritorialisation du territoire en y habitant afin que les « projets inutiles » commandités selon la logique du Capital échouent, sont plus intéressants et porteurs d’avenirs.

L’avenir de la psychanalyse n’est pas dans la recherche auprès de l’Etat policier d’une illusoire garantie « d’utilité publique », mais bien du côté des nouvelles sensibilités militantes et sexuelles, et des nouveaux précaires. Elle a plus d’intérêt à renouer avec ceux-là, plutôt qu’avec ceux qui passent des compromis mortifères avec le pouvoir. C’est ici que se pose la question, que l’on trouve chez Deleuze et Guattari, des devenirs ou des lignes de fuite, et que l’analyste, face au malaise, a un rôle à jouer. Il y a une psychanalyse à mener auprès des classes nouvellement prolétarisées et ce sont bien souvent les psychologues en institution de banlieue qui la font sans le savoir. Dans l’équipe mobile où j’exerce une partie de mon temps, on peut être amené à travailler avec des personnes exilées, délirantes, sans papiers et exclues de tout droit. Or, leur situation est également un symptôme de l’époque et des nouvelles formes du capitalisme mondial. Lorsque l’on arrive à réunir les conditions d’une prise en charge sociale et d’un travail d’analyse avec eux, il s’avère que les formations délirantes qu’ils avaient produites se révèlent directement en rapport avec des enjeux inconscients singuliers qui sont pris dans l’histoire postcoloniale et néocoloniale.

Illustration 4

La perspective deleuzo-guattarienne permet également de mieux assumer l’orientation de la cure qui en découle. Lorsqu’un névrosé vient vous voir pour raconter ses difficultés au travail, il faut arrêter de rabattre cela immédiatement selon une pure logique du fantasme. On ne peut pas faire comme si la violence du libéralisme n’existait pas. Il faut entendre l’emprise dans la réalité de celle-ci sur le sujet afin d’analyser ses effets et voir comment le fantasme singulier du sujet peut s’y trouver rapté. Pareil pour les traumas. Il est important que l'analyste puisse les entendre, surtout lorsqu'ils ne se sont pas inscrits pour le sujet lui-même, comme ce peut être le cas pour la personne qui délire.

Cette approche est d’autant plus importante dans ce moment d’effondrement généralisé des institutions où ce sont évidemment les plus fragiles, comme les personnes dites psychotiques, qui sont les plus touchés. Dans le délire, on n’entend pas seulement le père, la mère, le grand-père ou la grand-mère, mais d’autres choses derrière les personnages familiaux qui ne totalisent pas l’histoire du sujet. Il y a d'autres formations fantasmatiques, l’inconscient est ouvert aux quatre coins du Socius et aux coups de l’Histoire. C’est la raison pour laquelle Deleuze et Guattari avaient proposé de nouvelles règles pour entendre le délire et plus généralement pour appréhender l’inconscient. Ces faits cliniques sont cruciaux pour mener la cure aujourd’hui, sans compter qu’ils sont féconds pour la pratique de l’analyse avec les enfants. L’enfant agité peut être prisonnier de son identification à l’objet qu’il se trouverait devoir incarner pour la mère. Mais, une fois ce bref repérage classique effectué, que fait-on ? Comme pour la psychose, lorsqu’elle est conçue comme relevant du mécanisme de la forclusion, cela est très insuffisant pour le frayage clinique. Cela n’indique certainement pas que le clinicien devrait tenir lieu de père ou tenter de singer « sa fonction ». On retrouve cette tentation de vouloir réaxiomatiser le sujet dans l’Œdipe. Il y a des exemples célèbres : Mélanie Klein qui rabat univoquement le jeu du petit Richard sur la mise en scène de son papa et de sa maman. Deleuze montre bien le forcing interprétatif dont se soutient ce travail. Les productions de l’enfant sont systématiquement réaxiomatisées selon une triangulation forcée. Mais quel en est le prix, demande Deleuze ?

De même, il y a des manières d’écouter qui n’en sont pas. Il y a des silences de l’analyste qui empêchent le sujet de parler car ils sont porteurs d’une haine du désir et de la jouissance. Si l’analyste ne restreint pas l’inconscient et la pratique analytique à l’univocité du schéma familialiste ou de ces néo-nosographies, il découvre autre chose. Il y a à apprendre avec les enfants et les psychotiques. Cette clinique montre que les familles sont coupées de coupures qui ne sont pas familiales. Cela n’est pas rien que la cure de Richard se passe pendant la guerre et qu’il soit enfant de Juifs. On ne délire pas le père ou la mère mais l’histoire : l’affaire Dreyfus, la guerre d’Espagne, la montée du fascisme, etc. Arraisonner l’hétérogénéité du matériel inconscient afin de « normaliser » le psychotique est un écrasement du sujet et de l’inconscient. De même, le petit sujet ne saurait se réduire à « l’enfant symptôme » corrélatif du fantasme maternel. C’est souvent insuffisant de s’en tenir là. Ce que l’enfant fait ou dit, présentifie autre chose, et témoigne d’autres ressources essentielles pour le frayage clinique. C’est cela qu’il faut pouvoir entendre et avec quoi il faut entrer en contact. Cela n’est peut-être pas donné à tous, comme le disait Tosquelles, d’accepter d’entrer dans cette « danse pulsionnelle ». L’analyste et le patient ont pourtant tout à y gagner. Il n’y a pas à craindre cette hétérogénéité de l’inconscient et ce que l’on appelle son réel. L’inconscient n’accouche pas par nature de monstres.

En revanche, la crainte de l’inconscient, dont certains praticiens n’aperçoivent même pas qu’ils en sont porteurs, peut avoir des effets. A minima, le travail de la cure s’obsessionalise et s’enkyste dans une stase culpabilisante pour le sujet, voire est rendu impossible dans le cas de la psychose. C’est que l’analyse est mutilée, mais c’est aussi bien le clinicien qui s’est mutilé lui-même sans s’en rendre compte. Toute tentation d’emprise sur l’inconscient et son écrasement peuvent déchaîner des forces réactionnelles, et cela peut s’exprimer à grande échelle. Pour ces raisons, le praticien doit se garder de la tentation du pessimisme dans laquelle verse le psychanalysme. Il n’y a pas lieu de dresser une image de l’inconscient selon laquelle l’homme serait un loup pour l’homme en raison d’une pseudo-nature agressive de la pulsion. Ce n’est pas seulement réduire l’ensemble du texte freudien à un hapax, c’est également arraisonner l’inconscient. La pulsion de mort est toujours liée à la pulsion de vie. Son insistance dans la répétition pour un sujet n’indique rien d’autre qu’un travail reste à faire. L’inconscient et ses mécanismes n’indiquent rien en eux-mêmes. Ceux qui versent à ce chapitre en prenant la pose et en croyant faire preuve de profondeur ne font pas que projeter leur dépressivité sur le monde. Ils font preuve d’irresponsabilité.

L’ancien monde s’effondre. C’est également un moment de vérité et de parole, ce qui ne peut pas ne pas intéresser la psychanalyse comme son sujet. La psychanalyse peut ne pas être seulement subversive, mais, dans le combat d’Eros contre Thanatos, accompagner résolument les forces de vie, et participer, à sa manière, à l’œuvre émancipatoire. Pour paraphraser Tosquelles, le problème n’est pas que celui de la conscience de classe mais aussi bien que le prolétariat puisse rester branché sur le processus inconscient et sa vérité. De ce point de vue, c’est peut-être une chance que l’avenir de la psychanalyse puisse être de redevenir minoritaire. Peut-être les analystes pourront davantage mieux revenir auprès des minorités du prolétariat et les accompagner dans les processus désirants à venir. 

Entretien réalisé par Jean-Philippe Cazier, le 18/12/2014.

Première partie de l'entretien : http://blogs.mediapart.fr/edition/gilles-deleuze-aujourdhui/article/020115/florent-gabarron-garcia-linconscient-cest-la-politique-12

Philosophe et anthropologue de formation, Florent Gabarron-Garcia a enseigné la philosophie. Il a travaillé à la clinique de La Borde fondée par Jean Oury et Félix Guattari. Il exerce comme psychanalyste, notamment, en hôpital psychiatrique dans un centre de crise, ainsi qu'avec des enfants et des adolescents en Centre médico-psycho-pédagogique. Il a été enseignant à Paris VII à l'UFR d'études psychanalytiques (anciennement l'UFR sciences humaines cliniques) et a coorganisé le séminaire Utopsy. Il est membre de la revue Chimères, fondée par Gilles Deleuze et Félix Guattari.

Pour prolonger la lecture : Florent Gabarron-Garcia, « L’anti-oedipe », un enfant fait par Deleuze-Guattari dans le dos de Lacan, père du « Sinthome », http://www.cairn.info/revue-chimeres-2010-1-page-303.htm 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.