Premières leçons d’E.T.isme, par Marie de Quatrebarbes et Maël Guesdon
- 26 janv. 2015
- Par Les invités de Mediapart
- Édition : Gilles Deleuze aujourd'hui

Les enfants sont à l’école. La mère travaille, quelque part, à l’autre bout de la ville. Les enfants plaisantent sur le compte d’un père fantôme qui serait du côté de Mexico, à couler des jours heureux. Ils sont maîtres à la maison. La mère, une enfant parmi eux, porte des salopettes en jean. Elle pleure parfois, puis crie de joie. Le soir, on commande des pizzas que l'on renverse par inadvertance sur la pelouse du jardin. La maison s’apparente à un parc d’attraction sans manèges, rempli de bibelots. Portrait du chien. Panier d’osier. Pendule. Lampe à pétrole. Cactus dans des petits pots en faïence bleue.

Dans la maison, e.t. est parvenu à descendre l’escalier sans tomber. Il marmonne en traversant la cuisine, tire du frigo un pack de bières. Quand e.t. commence à boire, on comprend qu’Elliott et lui sont reliés : le premier s’enfonce dans sa chaise, il est saoul comme un coing. Le second titube, se cogne aux murs puis s’écroule sur le sol de la cuisine. Elliott sourit. Ses yeux se ferment. Les sensations circulent dans les deux sens. Elliott ressent ce que vit e.t. qui se relève et avance en zigzagant vers la télé. Elliott ne rit plus, il cligne des yeux, vérifie qu’il est bien là, dans la classe, au milieu des enfants-tueurs et des grenouilles qui se débattent au fond des bocaux.
e.t. aime le chien qui aime e.t. Le chien mange ce qu’ e.t. laisse tomber en s’affalant, une bière à la main, devant la télé : un chat prend feu, une soucoupe traverse le ciel noir. La leçon se poursuit du côté d’Elliott. Il faut tenir le bocal, fermement. Appuyer sur le couvercle. S’assurer qu’en convulsant la grenouille ne s’échappe pas. Lorsqu’elles dorment, elles ne sentent plus rien. Le corps de celui qui donne les consignes se veut rassurant : on peut leur ouvrir sereinement le ventre et observer le langage des nerfs. Can you say hi? La grenouille le regarde, Elliott tapote sur la paroi de verre. Can you talk? Le vent souffle. e.t. lève un œil distrait sur The quiet man : John Wayne entre dans la maison, les portes claquent. Le cou d’e.t. s’allonge devant la télévision. John Wayne brise une vitre, attrape la main de Maureen O'Hara. Dans la classe, Elliott s’est levé. Il court et ouvre un à un les bocaux. Go, go back to the river. Dehors, les grenouilles.
L’e.t.isme débute quand on comprend que le père ne sera jamais là. Peut-être n’est-il qu’un mot pour la fiction. L’e.t.isme demande de l’aide pour partir. Se déguiser en fantôme, construire des radars, sortir, s’inventer une maison lointaine. Libération. 27 mai 1982. Daney écrit qu’ « e.t. commence là où Rencontre du troisième type (1978) s'achevait. Le récit initiatique est devenu une fable. » Nous sommes la génération du début de la fable. Nous sommes la suite du troisième type. À 8 ans, nous possédions une cassette VHS, enregistrée, VF, pub à 45 minutes. Découpe de l’article Télé 7 jours ou Télérama collé sur la cassette. L’image est en légère fluorescence. L’e.t.isme brille sur fond de ciel étoilé. Nous avons vu et revu e.t. un nombre suffisant de fois pour connaître chaque scène par cœur. La VHS s’est abimée. Le film s’est transformé sous l’effet de l’usure. Les images striées, puis les voix ralenties, grésillées, jusqu’à l’extinction.

À 20 ans, nous avons vu l’Abécédaire et lu Logique du sens, L’anti-Œdipe, Mille Plateaux. Au moment où nous quittions nos villes d’enfance, ce fut comme un mode d’emploi de l’e.t.isme. Une manière de prendre au sérieux l’« extra-être ». Une manière de dire simplement : il est possible d’inventer. Il est possible de désirer et d’inventer une maison à rejoindre, un déguisement, une sortie en forêt, une machine branchée sur le mouvement des arbres. Et les signes pour appeler. Il existe une logique des inventions hors des cellules décomposées. Après 1979, après 1986. Au cœur même des discours de la normativité et du grondement des crises. Une logique de l’étrangeté appuyée sur l’altération des circuits qui disjonctent : la famille, l’école, le travail, les vacances. Une invention des gestes qui défont et ouvrent juste avant que les grenouilles ne s’endorment.
Eliott aime e.t. comme la possibilité de créer un ailleurs – on ne connaît rien de la maison lointaine – à partir duquel rire de nos déserts. Et Deleuze et Guattari semblaient nous dire : il y a une logique à ce rire, on peut l’augmenter, le faire proliférer. On peut bâtir sur le détraquage des machines un rire qui construise de nouveaux espaces et recueille les blessures du détraquage. Voici le début de notre fable : au milieu d’un monde hivernal où toute chose est prise dans des séries d’impossibles (délocalisation ou faillite, on vous laisse le choix), un ailleurs peut naître de quelques mots qui appellent ce qu’ils inventent. Le téléphone. La maison. Une pensée de la sortie qui fait exploser l’intenable. Le désir est une logique, suggéraient les livres de Deleuze, composez-la. Ce n’est pas ce qu’on répète : du passé en boîte refroidi, glaçant, des séries trouées dont on déplace sans cesse les mêmes éléments. Le désir est une logique de l’imprévu. À créer par décalages, retardements, transpositions ou contes. C’est la leçon de L’anti-Œdipe, de Logique du sens qui accompagne le départ de nos villes d’enfance : chaque chose est un mouvement, un ensemble de lignes. Nous pouvons les tracer.

Notre fable débute ici. Après le troisième type, après la mort du récit initiatique et des relations de pouvoir qu’il induit. Elle part de l’échec des décalcomanies, des grands principes qui expliquent, sauvent, protègent et rachètent. Notre fable se construit sur la fin de ces temps. Il n’y a plus d’horizon. C’est le mot d’ordre des années 1980, 1990, 2000. La route est barrée. Et la fable propose : face aux barrages qui se dressent, envolons-nous. Inventer = « croire à ce monde »[2]. Aux scènes de vent dans The Quiet man. Aux vélos volants d’e.t. Aux plantes. À la route. À la poésie qui décale l’urgence et en transforme les termes.
Marie de Quatrebarbes, Maël Guesdon
[1] Deleuze, Gilles et Parnet, Claire, Dialogues, Flammarion, [1977], 1996, p. 71.
[2] « Croire, non pas à un autre monde, mais au lien de l’homme et du monde, à l’amour ou à la vie, y croire comme à l’impossible, à l’impensable, qui pourtant ne peut être que pensé » (Deleuze, Gilles, L’image-temps, Minuit, 1985, p. 221).
Maël Guesdon, né en 1983, est écrivain. Dernière publication : Voire, éditions José Corti, 2015. Il coordonne le collectif z : et la revue de poésie et de traduction La tête et les cornes.
Marie de Quatrebarbes, née en 1984, est écrivain. Elle a publié La vie moins une minute (Lanskine, 2014), Transition pourrait être langue (Les Deux-Siciles, 2013) et Les pères fouettards me hantent toujours (Lanskine, 2012). Elle coordonne et réalise les revues série z : et La tête et les cornes.
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