Le cueillant à sa descente de scène juste après un concert d’anthologie, un journaliste demande à Jimi Hendrix ce que ça fait d’être le plus grand guitariste au monde.
« Je ne sais pas, allez demander à Rory Gallagher », répond Hendrix.
L’anecdote est séduisante.
Sauf qu’elle est complètement fausse.
On se la repasse probablement avec un plaisir gourmand de génération en génération, telle une IST dans une soirée étudiante.
Mais quand même : ça te pose le bonhomme.
C’est que c’était un sacré musicien, le Rory. Un bluesman magique, guitariste rock virtuose, bête de scène. Et quelle voix ! un véritable "Roary" Gallagher.
Il faut le voir en concert, beau comme un ange avec son visage poupon perlé de sueur, ses longs cheveux qui lui tombent sur les épaules, vêtu de son éternelle chemise à carreaux, se démener comme un beau diable d’un bout à l’autre de la scène, jouant avec les spectateurs hilares, sans jamais se départir de ce petit air facétieux.
Une figure quasi christique qui aimait le public. Qui le lui rendait bien.
Extrêmement démonstratif sur scène, le natif de Ballyshannon (Donegal County, Ireland) était pourtant discret, réservé, modeste en dehors.
Rory, c’est le type parfait du bon copain avec qui tu aimerais aller au pub le vendredi soir, jouer une partie de Crazy Cricket pour oublier la semaine et refaire le monde en buvant un whiskey entre deux pintes de stout.
Plus guitaréro que guitar-hero, bien loin des caprices de divas et autres excentricités de stars qui font le bonheur des tabloïds, Gallagher ne faisait pas de vagues et se contentait de sa musique pour provoquer des tsunamis auditifs.
(Contrairement à ses illustres homonymes d’Oasis - Aucun lien. Quand on me demande si, des Gallagher, je suis plutôt Noël ou Liam, je réponds toujours que je ne connais que Rory)
Tout à fait à l’image de sa guitare, d’ailleurs : une humble Fender Stratocaster série 1961 achetée 100 £ qu’il trimballera toute sa (courte) vie, et dont la caractéristique reconnaissable entre toutes était l’état de délabrement de son vernis « Sunburst » complètement écaillé, décati, parti, bouffé aux mites, bref, usé jusqu’à la corde (de guitare).

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En outre, s’il améliora continuellement sa guitare en remplaçant progressivement certaines pièces, on peut lire par-ci par-là que le son unique de cette Stratocaster était dû à un défaut de micro, qui plut tant à Rory qu’il ne le changea jamais.
Je veux bien le croire. Ça rajoute à la légende du personnage.
Quant au vernis, il se raconte qu’il aurait été abimé par la sueur très acide de Rory à cause de ses problèmes de foie.
Car Rory abusait en effet de médicaments pour soigner sa phobie de l’avion.
- Médicaments ?
- non non, Irène, rendors-toi, pas de médiator ici. Enfin si, mais ... pas le même
Pour un musicien de classe internationale, avouez que c’est ballot : il avait les foies de l’avion.
Finalement, c’est l’avion qui lui a eu le foie.
Rory Gallagher est mort le 14 juin 1995.
S’il a bien dépassé le mythique club des 27, il s’est malheureusement arrêté à celui des 47.
Stoppé des suites de complications après une transplantation de foie.
Une mort on ne peut plus irlandaise.
Il nous laisse en héritage une flopée de bon disques et de vidéos à (re)découvrir, quelques statues, un cinéma et un musée à Ballyshannon, et même, pour les plus aventuriers d’entre nous : une rue à Ris-Orangis.

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Aussi, d’apprendre qu’après la mort de Rory, la marque Fender a poussé le vice jusqu’à commercialiser une Stratocaster « Rory Gallagher Signature » en tout point identique à l’originale, avec le vernis déjà bousillé, qui se vend dans les 4000 boules… et bah, ça me les fout, justement, les boules.
Une guitare volontairement usée ? Et puis quoi, après ? des jeans neufs vendus déjà troués, peut-être ? des œuvres de Banksy lacérées qui se vendent encore plus cher ?
Non mais on est où là ?
C’est ça, le monde dans lequel on vit ?
Saloperie de capitalisme.
Vers la fin de sa vie, on retrouve, au festival Interceltique de Lorient en 1994, un Rory essoufflé et légèrement bouffi, en marinière et vareuse vert olive, mais qui a encore l’énergie et la passion d'une virtuosité à toute épreuve. C’est Shadow Play, en guise de chant du cygne, dans une vidéo "VHS rip" qui a la saveur des années quatre-vingt-dix.
Won’t you tell me how I can find my way
In this shadow play ?
Salut Rory, merci pour tout.
Dans le prochain billet, il se pourrait qu'on évoque la légende d'une certaine "Lucille"... ça vous irait?