Il ne reste en tout et pour tout que vingt-neuf enregistrements et seulement trois photos de Robert Johnson.
Pourtant, son influence sur le blues, le rock, et la musique du XXè siècle en général est considérable, et probablement plus importante que celle de n’importe quel autre artiste.
Il y a quelque chose de fascinant à se dire que sans lui, le monde n’aurait peut-être pas eu les Stones, Led Zep ou Clapton tels qu’on les connait aujourd’hui.
Malgré tout, quand on le découvre en 2022, il peut sembler difficile de percevoir tout ce qui fait son importance.
Personnage légendaire nimbé d’une aura de mystère (quand on est nimbé, c’est quand même assez pratique pour l'auteur, parce que c’est quasiment toujours d’une aura, comme ça on ne risque pas de se tromper), sa courte vie aura (a contrario, dans une phrase, l’aura ne vient pas systématiquement nimber le lecteur...) comporté son lot de surprises, et réserve encore de nombreux secrets.

Avec carrefour, je positive ?
1931, à un croisement près de Clarksdale, Mississippi. Milieu d’une nuit brumeuse. Une frêle silhouette immobile qui résiste (difficilement) au sommeil se découpe dans la pénombre. Minuit sonne. Un vieillard affublé d’un chapeau de paille apparaît de l’autre côté et s’avance lentement, la canne à la main, la pipe encore fumante à la bouche. Au milieu du carrefour, les deux hommes se toisent un instant avant de se serrer la main. La transaction est vite effectuée, et sans un mot, Papa Legba repart dans les ténèbres.
La scène est digne d’un reportage du journal de 13 h de TF1 sur les points de deal en milieu rural. Cette nuit-là, un homme a vendu son âme pour que sa musique en ait une.
Car Robert Johnson, musicien supposément médiocre, ou en tout cas ne faisant pas preuve d’un don particulier pour la guitare, humilié en public par un certain Son House, venait de conclure un pacte avec le diable pour apprendre à jouer sans Faust notes.
S'il jouait diablement bien, la légende est manifestement plus belle que la réalité ; et entre les deux, il y a un delta (du Mississippi).
Théorie des cordes
En 1911, cent mille personnes assistent au lancement du Titanic à Belfast, un million de femmes manifestent en Europe pour la première journée internationale des femmes, Roald Amundsen atteint en premeir le pôle sud, et Robert Johnson naît à Hazlehusrt, Mississippi.
Très vite, le jeune Robert contracte le variant « delta » du blues.
Au cours de sa carrière, et même après sa mort, Robert Johnson va devenir le plus grand musicien de blues de tous les temps. Personnellement, la première fois que je l’ai entendu, j’ai été hyper déçu.
Il faut dire que la qualité des enregistrements qui sont parvenus jusqu’à nous n’a évidemment rien à voir avec ce qui se fait aujourd’hui.
Et puis quand même, cette voie haut perchée, c’est un peu déroutant au début, non ?
Enfin, si on écoute sans faire attention, on peut vite avoir l’impression que c’est toujours le même morceau qui tourne en boucle.
(Haters gonna hate, mais il faut bien voir que dans cette histoire, je me fais l’avocat … du diable)
Qu’est-ce qui rend la musique de Robert Johnson si exceptionnelle, alors ? Laissons la parole aux spécialistes :
D’après l’Encyclopédie du Blues de Gérard Herzhaft, Robert Johnson serait le premier musicien reconnu pour avoir utilisé la ligne de marche marquée du boogie woogie (« marked walking bass line of boogie-woogie »). Admettons. Mais encore ?
« Johnson arrivait en effet à jouer simultanément une ligne de basse sur les cordes graves, le rythme sur les cordes du milieu et la partie lead sur les cordes aigües, le tout bien sûr en chantant », nous apprend Denis Rouleau dans l’ouvrage Culture Rock (Ed. Flammarion)
Ajoutons son usage du bottleneck d’une manière très moderne et « sa voix très haute [qui] rend ses morceaux presque hypnotiques » (site sounds-finder.com).
Sur le club dans un excellent billet, Bruno Pfeiffer résume le tout : « Robert Johnson chante, assure la rythmique, les arpèges (le fingerpicking), la slide (le bottleneck), tout cela simultanément ». Bruno Pfeiffer, Robert Johnson, diable de bluesman (billet du 10/11/20)
Et puis surtout, d’après l’utilisateur GuitarZeppelin14 du forum partoch.com, Robert Johnson est - je le cite tel quel - « le putain de plus grand guitariste qui est jamais exister »
Et oui, tout ça à la fois. Mais pour vraiment saisir ce que cela veut dire, un exemple vaut mille mots. À ce titre, l’anecdote révélée par un certain Keith Richards au magazine Rolling Stone est très parlante (quoique probablement fausse, venant d’un junkie qui a sniffé les cendres de son défunt père !) :
Lorsqu'il entend pour la première fois un disque de Robert Johnson, en 1962, chez Brian Jones, il lui demande « Qui est-ce ? » Jones répond que c'est Robert Johnson, un obscur chanteur/guitariste de blues. Richards insiste : « Non, je veux dire, qui est cet autre type qui joue de la guitare avec lui ? » Jones lui dit que c'est Johnson lui-même. Il n'y a pas de second guitariste. Keith, très impressionné, s'exclame : « ce type doit avoir deux cerveaux ! »
Mais c’est qui, ce Richards ? complètement Stone !
En réalité, Robert Johnson aurait beaucoup progressé en très peu de temps et acquis une technique imparable grâce à son mentor Ike Zimmerman (tiens tiens, Zimmerman, comme le nom à l’état civil d’un certain Bob Dylan … coïncidence ? là, oui). Tous les deux se seraient entraînés de façon intensive et nocturne dans un cimetière. Au moins, pas de risque de déranger la voisine du dessous qui essaye de regarder Plus belle la vie.
Dans un cimetière ? Est-on passé à deux doigts de Robert Johnson, le précurseur du death métal, qui arbore un look gothique et décapite à pleines dents des chauves-souris sur scène lors de ses concerts ? Franchement, non.
Enregistrements
En novembre 1936 dans une chambre d’hôtel à San Antonio (Texas), puis à Dallas (Texas aussi) en juin 1937, Robert Johnson enregistre 29 chansons, certaines plusieurs fois ce qui porte le total à 42 enregistrements.
(42, dont nul n’ignore que c’est la réponse à la grande question sur la vie, l’univers, et le reste, chez Douglas Adams. JDCJDR, hein. MJLDQM).
On raconte qu’un 30ème morceau aurait été enregistré et perdu. Si c’est le cas, il est possible que la galette de cire sur laquelle on enregistrait à cette époque dorme encore dans un grenier poussiéreux ou une cave humide quelque part aux États-Unis et attende patiemment son heure. Il y aurait matière à créer une fiction à partir de cette histoire …
Il semble que Robert Johnson ait enregistré ses chansons faisant face au mur, peut-être dans un coin de la pièce. Comme s’il était puni. Si la rumeur raconte que c’est parce qu’il était timide, ou qu’il ne voulait pas montrer au monde sa technique secrète, d’autres musiciens plus aguerris estiment que c’est plutôt pour la qualité du retour du son dans ces conditions.
S'il ne dépassait pas le mur du son malgré sa vitesse hallucinante, il aimait quand le son dépassait du mur.

On ne peut pas parler de ces enregistrements sans indiquer qu’il existe une controverse sur la vitesse d’enregistrement et/ou d’écoute. Selon les tenants de cette théorie, les disques de Robert Johnson auraient été accidentellement voire volontairement accélérés (pour en augmenter l’attractivité), ce qui expliquerait d’une part sa virtuosité, d’autre part sa tonalité assez haute d’après ce que j’ai compris. On trouve sur YouTube quantités de morceaux joués à 80% de leur vitesse normale afin de prouver que leur écoute est plus agréable.
Je vous laisse vous faire votre propre avis sur le crédit qu’il faut accorder à cette théorie de guitare désaccordée.
Guitares ?
On ne sait pas sur quel instrument jouait Robert Johnson. (Il était tellement fort que si ça se trouve, on ne sait même pas s’il avait besoin de jouer sur un instrument). D’après les photos dont nous disposons, il aurait une Gibson L-1 sur la photo des sessions d’enregistrements (prêtée par le studio ?) et une Kalamazoo KG-14 qui lui appartiendrait.

Apparemment personne ne sait ce que ses instruments sont devenus à sa mort. Mais sa vie entière n’avait-elle pas été elle-même l’instrument du diable ?
Sépulture(s)?
Robert Johnson est mort le 16 août 1938. Ce qui fait de lui un autre précurseur, celui du fameux « club des 27 ».
On se prend à rêver. Quel héritage formidable aurait-il laissé s’il avait vécu plus longtemps ?
Ou bien, est-ce sa rareté qui fait sa légende ? Nul ne le aura jamais.
Toujours est-il que les circonstances de son décès n’ont jamais été élucidées :
- empoisonnement par un mari jaloux ? (Robert était un tombeur)
- Syphilis ? (Robert était un tombeur)
- Pneumonie ? (Robert était un … non là ça ne marche pas)
- Covid-19 ?
- Autre : .......................................
Même son certificat de décès, qui indique « no doctor » comme cause de sa mort, est étrange.
Aujourd'hui, Robert Johnson ne compte pas moins de trois tombes érigées sur des « sites possibles », mais nul ne sait où il repose vraiment.
Pour quelqu'un qui croyait au rite vaut double, reposer sur une case « mort compte triple » : pas étonnant qu'il revienne régulièrement nous hanter.
À noter la parution en 2020 en France d'une formidable somme, un livre de référence qui lève le mystère sur la plupart de ces questions et vous en apprendra bien plus que ce modeste billet de blog. Mais la légende est si belle.
Et le Diable a Surgi, de Bruce Conforth et Gayle Dean Wardlow (Éditions du Castor Astral, 350 pages, 24 euros, octobre 2020)