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Hispanofonía

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Billet de blog 10 avril 2016

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La criée et la RAE

Ada Colau, maire de Barcelone depuis juin 2015, s'est de nouveau retrouvée au centre du viseur du mépris médiatico-conservateur cette semaine, déclenchant une joute communicationnelle qui n'en est qu'à sa génèse...

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Cette année l'Espagne fête, comme d'autres États ponctuellement, les quatre-cents ans de la mort de Miguel de Cervantes. Cette célébration devait être l'occasion pour le Ministère de la Culture espagnol, et son secrétaire d'État attitré, José María Lassale, de se montrer capable de chapeauter l'organisation de plus de deux-cents évènements (dont vous pouvez prendre connaissance plus bas), seulement le retard s'accumulant dans la mise en place d'une feuille de route intelligible et le manque de coordination entre les différentes institutions chargées de promouvoir l'auteur (Instituto Cervantes, Real Academia Española, Musées, etc.) n'ont pas réellement permis de mettre en avant l'évènement, lequel est en plus maintenant éclipsé par les règlements de compte à répétition dont font autant preuve  les responsables politiques que les protagonistes de l'évènement, qui se passent bien d'une quelconque promotion et réquisitionnent les outils médiatiques pour y mener leur campagne égotique.

Programme des évènements en relation avec la célébration de la mort de Cervantès © Acción Cultural Española (pdf, 4.2 MB)

Ainsi les Espagnols ont-ils pu constater le lyrisme de leur nouvel académicien, l'essayiste, poète et romancier catalan Félix de Azúa, contributeur hebdomadaire pour le quotidien généraliste El País (propriété du groupe PRISA) qui s'en est délibérément pris à la maire de Barcelone, Ada Colau, dans un entretien publié vendredi 1er avril par Luis Calvo dans la revue El Tiempo, l'hebdomadaire le plus vendu en Espagne avec 250 000 tirages par semaine (propriété du Grupo Zeta). Donnant son avis sur la situation en Catalogne, Félix de Azúa s'est reporté aux récents résultats électoraux municipaux de Barcelone, en affirmant que c'était à « tordre de rire  » qu'une « ville civilisée et européenne comme Barcelone ait Ada Colau comme maire », en ajoutant qu'elle était, selon lui, « une femme qui aurait sa place dans une poissonnerie » étant donné qu'elle « n'a pas la moindre idée de comment gérer une ville et que ce n'est pas ce qui lui importe » car « la seule chose qui l'intéresse c'est changer le nom des rues », alors que celle-ci, par exemple, tente ces derniers temps au sein de la coalition de gauche formée par les groupes Podem-Entesa-ICV, Convergencia i Unió, Esquerra Republicana Catalana et le Parti Socialiste Catalan de mettre fin à la privatisation de l'eau dans la ville par l'entreprise Agbar ou encore d'organiser l'accueil de réfugiés, à contre-courant de la politique du gouvernement espagnol.

Illustration 2
Félix de Azúa lors de son investiture au siège H de la RAE (à gauche), en compagnie de Mario Vargas Llosa. © EFE

La réaction d'Ada Colau à ce propos ne s'est pas faite attendre. À l'occasion d'un tweet émis lors de la journée même et relayé plus de 5 000 fois, Ada Colau a déclaré que « dans les futures définitions de machisme et classisme de la RAE, monsieur Azúa pourrait s'autociter, quel honneur ! » Elle s'est également rendue dans les principaux marchés de Barcelone le lendemain matin, avec ce message photos à l'appui, relayé plus de 2 000 fois, « À La Rosa, on commence tous les jours à 2 heures du matin, fierté des travailleuses et des marchés de BCN ». La suite, par médias interposés toujours, a donné lieu à une critique acerbe de l'une comme de l'autre dirigée à l'encontre de ce qu'incarne l'adversaire pour chacun des deux protagonistes.

Félix de Azúa, soutien public du mouvement politique anti-indépendantiste Ciudadanos depuis sa création en Catalogne en 2008, a profité d'un nouvel entretien, réalisé cette fois-ci par la journaliste Karina Sain Borgo pour le portail d'information digital Vozpópuli (fondé par Jesús Cacho), pour discréditer les mouvements féministes qui ne s’en prennent pas à l’Islam, insistant sur le fait que les collectifs féministes espagnols n’avaient de revendications qu'à l’encontre de l’Église et qualifiant au passage « d'analphabètes » les femmes du mouvement Ahora Madrid. Chemin faisant, dans la même déclaration, il a aussi dit qu’Ada Colau n’avait pas « la formation requise pour gérer une ville de quatre millions d’habitants ». Par rapport à la réaction d'Ada Colau, Félix de Azúa a déclaré : « Une femme qui n'a quasiment pas fait d'études, qu'ira-t-elle comprendre dans le mot mysoginie ? » Au sein de la RAE, personne n’a réagi.

Quant à Ada Colau, déjà attaquée le mois dernier par un élu municipal du Parti Populaire en Catalogne qui avait déclaré à son sujet qu'elle était « décérébrée, remplie de haine, idiote, incorrigible et anticatholique » et qu'elle serait assignée à « laver le sol si la société espagnole était saine et sérieuse », elle s'est adressée à nouveau à Félix de Azúa, sur son compte twitter toujours : « Monsieur de Azúa, en bon professeur d'Esthétique, vous savez bien que 'Nulla aesthetica sine ethica'. Il n'y pas d'esthétique sans éthique. »

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colau-boqueria-620x349 © TWITTER @Ada Colau

Côté de Podemos, quelques députés ont fait savoir qu'ils regrettaient qu'un intellectuel d'un tel rang se plaise à jouer au plus fin face à la maire choisie par une majorité de la citoyenneté des urnes barcelonaise, notamment car les votants de Podemos ont également essuyé les critiques du jeune académicien né en 1943, qui a déclaré que « ces gens devaient aller voter en étant soûls », arguant que le parti aurait reçu des financements des gouvernements d'Iran et du Venezuela, des pays régulièrement désignés comme totalitaires en Espagne. Il a également appelé le prochain gouvernement à supprimer les filières consacrées aux sciences humaines, étant donné ce qui « est sorti de la Complutense de Madrid », en référence aux co-fondateurs de Podemos.

Agrégé de philosophie et enseignant spécialisé dans l'esthétique et la théorie des arts pour l'École d'Architecture de Barcelone, Félix de Azúa fait dorénavant l'objet d'une pétition qui réclame sa démission de l'Académie Royale Espagnole, à l'initiative du portail d'information digital InfoLibre, partenaire espagnol de Mediapart. Cette pétition, qui a pour objectif d'atteindre les 150 000 signatures, en a pour l'instant recueilli environ 120 000 en une semaine. Cette académie, comme l’Académie française, est au centre d’un rayonnement planétaire, puisque plus de 500 millions de personnes sont hispanophones dans le monde. Elle a fêté l'année dernière le tricentenaire de son existence. 



Félix de Azúa a intégré l’Académie Royale de la Langue Espagnole (la RAE) au fauteuil H il y a moins d’un mois (le 13 mars 2016) pour remplacer le médiévaliste Martín de Riquer, qui lui avait inspiré Mansura, en 1982, un roman qui contextualise la septième croisade chrétienne menée contre les Sarrasins par Louis XI, entre 1248 et 1254, dont il n’a d'ailleurs pas manqué de signaler la réédition lors de son discours à l'Académie avec Javier Marías, autre académicien et éditeur pour el Reino de Redonda, entre deux blagues sur « la découverte inespérée du viagra » lors de la colonisation de l'Amérique. Essayiste de la décadence, avec par exemple El aprendizaje de la decepción ou Esplendor y nada (2006), Azúa est plus connu pour susciter la polémique que pour ses œuvres littéraires.

Ancien communiste, Félix de Azúa pense que l’activité politique n’existe plus car elle a laissé la place au spectacle, en référence à un essai de Mario Vargas Llosa paru en 2011 après l'obtention du Prix Nobel du même nom que l'ouvrage de Guy Debord publié en 1967 (que vous pouvez consulter en cliquant ici). Il pense également les citoyens ont délaissé la citoyenneté pour former des petits groupes et rejoindre des « nébuleuses de la plainte » qui les « infantilise » puisqu’ils ne se collectivisent que par « la rage ». Par ailleurs, dans cette « société infantile », il estime que le citoyen qui adhère à une idéologie partisane est un « idiot avec très peu de jugeote », de même que celui qui envisage de croire aux promesses collectivistes : « dans cette perspective, l’imbécile d’aujourd’hui est toujours aussi imbécile que celui de mon époque », déclare-t-il, s’excluant au passage de l’époque actuelle. Sur ce point, en référence aux mouvements du 15M, et faisant le parallèle avec les évènements de mai 68 en Europe, Azúa pense que là où la majorité veut voir des postures idéologiques révolutionnaires, il n’y avait en fait que des innovations technologiques à l’œuvre (la télé et la radio avant, internet et les téléphones multifonctions maintenant). Ce faisant, Félix de Azúa rappelle que mai 68, en tant que cristallisation d’une crise politique majeure, s’est soldée finalement à un retour à l’ordre, effectif grâce à une écrasante victoire parlementaire de la droite en France, notamment. À cela, il ajoute sur la France que les « 7 millions d'islamistes qui vivent là sont de la dynamite, puisque la cohabitation a dorénavant pris fin »

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