Au-delà des 5 800 000 personnes étrangères officiellement recensées par le Ministère de l'Inclusion, de la Sécurité Sociale et des Migrations, entre 390 000 et 500 000 personnes supplémentaires demeureraient pour leur part en Espagne en situation irrégulière (0,8% de la population totale).
Compte tenu de la régularité des afflux migratoires ces dernières années, ce sera bientôt autant que le nombre de régularisations administratives effectuées en 2005. La question de l'intégration traverse donc une partie de la société.
1. Octroyer un statut légal aux salarié·es en situation irrégulière : un placement sur l'avenir?
Depuis 1986, le pays a mené « davantage de programmes de régularisation que tout autre pays européen » (Conseil de l'Europe, 2007), quatre sous mandature socialiste (1986, 1991, 1992, 2005), trois sous gouvernement conservateur (1996, 2000, 2001), mais pour la plupart, il ne s'agissait pas tant d'augmenter les naturalisations que de légaliser le statut migratoire d'un·e salarié·e, de façon temporaire ou permanente, soit à sa demande, soit à celle de l'employeur (chaque partie pouvait entamer la procédure). Ce principe de reconnaissance légale de la main d'œuvre immigrée a dans l'ensemble réduit les brèches salariales entre les personnes employé·es illégalement et le reste des salarié·es, et a logiquement conduit à un plus grand prélèvement de cotisations sociales patronales et salariales.
En la matière, le programme d'intégration sociale de 2005 fait référence (83% des demandes satisfaites, soit 578 375 régularisations) : environ 100 millions d'euros de cotisations supplémentaires par mois pour au moins 550 000 affiliations à la Sécurité sociale selon le Ministère du Travail. Dans le détail, un tiers des personnes régularisées travaillaient comme agent·es d'entretien et un autre tiers dans la construction : nombre d'employeurs ont sollicité cette régularisation pour s'économiser les frais des amendes face à la multiplication des inspections dans ces secteurs... En outre, au-delà des valeurs éthiques et des perspectives d'intégration sociale promues, les études s'y étant consacrées ont jugé cette réforme efficace pour lutter contre l'exploitation du travail clandestin et ont conclu que cette reconnaissance n'a pas entraîné d'effet d'appel.
Cela étant, malgré l'ouverture en 2020 de débats parlementaires autour des conditions d'une possible régularisation, –à l'initiative d'un tissu associatif de plus de 1 500 organisations venant en aide aux migrant·es ou luttant contre le racisme–, deux tendances se distinguent sur ce sujet au sein de l'actuel gouvernement de coalition. En effet, plusieurs groupes de la majorité parlementaire appuyant le gouvernement se sont, en juillet 2020, déclarés favorables à la régularisation des salarié·es en situation irrégulière et présent·es sur le territoire avant que ne soit décrété l'état d'urgence sanitaire de mars 2020 (en prenant notamment comme exemple ce qui a été fait en Italie et au Portugal). Une mesure que rejette l'actuel Président du gouvernement, Pedro Sánchez, en défendant toutefois une réforme des droits des personnes étrangères (la « LOEX »).
Loin d'une régularisation massive, son exécutif privilégie pour l'instant une flexibilisation des processus administratifs de regroupement familial et de concessions de visa pour les employé·es en faisant la demande. Dans cette perspective, les bureaux de l'immigration travaillent d'ailleurs avec une nouvelle interprétation de la LOEX : les personnes en situation irrégulière pouvant justifier de 6 mois d'expérience(s) professionnelle(s) durant une présence de deux ans minimum sur le territoire peuvent solliciter un titre de séjour d'un an au motif « d'enracinement professionnel ». Cette mesure, selon les cabinets les plus concernés, bénéficiera essentiellement à celles et ceux dont la demande d'asile a été rejetée mais qui ont néanmoins travaillé en toute légalité grâce au titre de séjour, provisoire, délivré à l'occasion de leur demande d'asile.
Cette insertion socioprofessionnelle que défend le gouvernement est envisageable suite à un verdict du Tribunal Suprême de mars 2021, qui fait donc jurisprudence s'agissant d'attribution de permis de séjour, grâce au pourvoi en cassation d'une travailleuse marocaine. Cette dernière avait obtenu un titre de séjour provisoire après avoir été reconnue comme victime de « violence de genre », et elle souhaitait ensuite faire valoir son « enracinement professionnel » pour le renouveler puisqu'elle avait continué de travailler après son expiration. Ce cas illustre comment l’État peut protéger une travailleuse clandestine, aussi fragile soit sa situation, dès lors que la Justice lui aura reconnu son droit d'exister via un rôle légal, ne serait-ce que temporairement. Cela questionne donc sur le statut des personnes en situation irrégulière qui travaillent.
Si elle devient à nouveau envisageable actuellement, en raison du volume et de la précarité de la main d'œuvre concernée, la normalisation pourrait certes être considérée comme le point de départ d'une conception utilitariste de l'immigration illégale si elle réduit celle-ci à un rôle subalterne, en fonction des nécessités du marché. Néanmoins, l'absence de statut de ces salarié·es apparaît comme un manque de reconnaissance de leurs droits, que l’État de droit ne protège pas, et cette insertion subordonnée crée les conditions nécessaires pour que les immigré·es clandestin·es acceptent les emplois moins appréciés et moins rémunérés. Le processus de légalisation de 2005 montre à ce titre que 44% des cas régularisés étaient d'ailleurs des femmes, des travailleuses en très grande majorité.