Si ce n’était pas le point le plus méridional de la Forteresse Europe, l’île de Lampedusa serait simplement renommée pour ses plages, ses calanques et son bon poisson. Mais, depuis quelques années, cette petite île est reconnue pour les arrivées de citoyens étrangers que la garde côtière ramène vers le port.
Cette année en particulier, suite aux tremblements politiques et sociaux de l’Afrique du nord, l’île fût choisie comme espace pour mettre en scène ce que les politiciens, avec l’aide des médias, ont intitulé "L’emergenza immigrazione", l’urgence migratoire.
Ce choix est une tactique politique très maîtrisée en Italie, une tactique dont les derniers exemples sont la gestion du tremblement de terre de l’Aquila et du G8 de la Maddalena, en Sardaigne. Dans le cas de Lampedusa, construire l’urgence fût aisé, deux actes étaient décisifs. A la fois permettre un rassemblement de migrants, dont le nombre était supérieur à la population et à la fois organiser un bombardement médiatique basé sur des mots d’ordre sélectionnés : invasion et urgence. En sachant que l’opinion publique forme son propre jugement sur les journaux télévisés et sur les talk show, il n’était pas nécessaire d’en faire plus pour développer la peur de l’invasion dans l’imaginaire collectif.
Une des caractéristiques de cette urgence inventée est qu’elle se déconstruit aussi vite qu’elle se construit. En effet, quelques semaines après cette période, il y a seulement deux éléments qui nous en rappellent l’existence. D’une part, la présence réduite de touristes, un constat effectué par les lampédusiens. D’autre part, la présence flagrante, à côté du nouveau port, d’un tas d’épaves gardé par deux patrouilles militaires. Elles sont les restes des bateaux avec lesquels les migrants ont affronté la Méditerranée. Certains sont réduits en carcasse, d’autres sont dans de meilleures conditions. Tous ont en commun la présence d’un nom écrit en arabe sur la proue, un nom que nous ne pouvons pas lire, mais qui ressemble certainement aux noms de nos bateaux : noms de femmes, de saints ou d’espoirs.
Outre ces deux éléments tout le reste est caché. La rage des lampédusiens est dissimulée sous une cordialité destinée aux touristes et les migrants présents sur l’île sont enfermés sur deux sites difficiles d’accès : le centre d’Imbriacola et la base Loran.
Le centre de premier secours d’Imbriacola est coincé au fond d’une étroite vallée. La route principale est gardée par des militaires empêchant toutes personnes de passer. L’unique accès pour se rapprocher aux quatre bâtiments qui constituent la structure, est un chemin desservant des habitations. Au fur et à mesure de l’avancée, celui-ci monte et devient de plus en plus étroit, quand on aperçoit alors les étages supérieurs de bâtiments jaunes derrière un virage. A ce niveau, le marcheur est à vue. A l’ombre d’un arbre, quatre militaires surveillent le flan de la colline. Pour ceux qui ne s’y attendent pas, ou pour ceux qui comme nous, ne sont pas entraînés à être attentifs à une surveillance, cette troupe est autant invisible qu’efficace. Une fois face au centre, le temps pour constater la ressemblance avec une prison est minime. Il suffit de quelques minutes pour qu’un militaire arrive derrière nos épaules et d’une voix sèche et explicite, nous rappelle que photographier et filmer cette zone, considérée comme militaire, est un délit. Le marcheur est avisé : il n’est autorisé qu’à regarder et à s’en aller. La présence de ces militaires nous intrigue : personne ne viendra chercher les migrants et il n’y a aucun risque d’évasion. De fait, le caractère militaire a pour unique objet l’interdiction de rapporter aux yeux de tous, la présence et les conditions de vie des migrants prisonniers.
La base Loran est une ex base militaire munie d’une station radio pour communiquer avec les avions et navires militaires qui circulent dans cette partie de la Méditerranée. On y arrive en prenant l’unique route qui traverse l’île, mais celle-ci est gardée. Désormais, la base est utilisée comme centre de rétention pour les migrants qui attendent d’être transférés en Sicile. De loin, on peut seulement entrevoir leurs silhouettes.
Le sentiment que peuvent avoir ces femmes et ces hommes derrières les grilles de cette prison est difficile à comprendre. Nous pouvons difficilement nous imaginer dans une situation pareille, être emprisonné pour avoir souhaité être libre. Cependant, il y a un aspect similaire entre nous, du fait de la mer agitée, nous nous retrouvons bloqués sur l’île car aucun bateau ne risque la traversée. La différence substantielle réside dans la nature de nos arrêts forcés. Alors que nous nous retrouvons bloqués par un caprice de mère nature, leur liberté est spoliée par notre incapacité à accepter l’autre.